La toile, même riche et complexe, doit rester simple et cohérente. Quand les différents éléments sont isolés, énumérés, éparpillés, le tableau compose un genre de patchwork. Il arrive même que ces éléments luttent et se combattent, ne reste alors que l’agitation et le chaos. Ces travaux seront recouverts avec profit d’une bonne couche de blanc. Vous avez le noble objectif de peindre pour de bon, alors votre travail doit faire preuve d’unité. Ne voyez pas là l’improbable maxime du professeur Bougon car sur ce point l’accord est général et, au sein de la chorale, ma voix reste mesurée :
« M. Horace Vernet crut une fois, plusieurs fois même, résoudre la difficulté par une série d’épisodes accumulés et juxtaposés. Dès lors, le tableau, privé d’unité, ressemble à ces mauvais drames où une surcharge d’incidents parasites empêche d’apercevoir l’idée mère, la conception génératrice. »
Baudelaire, Critique d’art, suivi de Critique musicale, Folio essais, 2005
L’unité est un principe fondamental, une incontestable qualité. Voyez ces quelques lignes, qui concernent Chardin, où elle est affirmée comme la marque des grands peintres :
« (…) les premières preuves de sa véritable vocation sont les deux natures mortes du Louvre, la Raie ouverte et le Buffet, grâce auxquelles, s’il faut en croire les biographes de l’époque, il fut exceptionnellement agréé et accueilli d’emblée à l’Académie en 1728. Le choix des thèmes et la chaleur des tons trahit l’effort évident de l’auteur pour suivre l’exemple de Jan Fyt, de Frans Snyders et de leurs nombreux disciples. Mais le monde composite et exubérant des Flamands tend à s’ordonner avec une clarté nouvelle, simplifiant la cadence des formes et leur immixtion dans l’espace. »
F. Valcanover, Un simplificateur doucement autoritaire, Chefs-d’œuvre de l’art, Grands peintres, Chardin, 1967
L’unité en elle-même ne garantie pourtant pas l’impact de la toile, car en la cherchant nous rencontrons parfois l’uniformité ou l’absence de densité. Avant d’être une qualité, c’est donc une condition, un préalable, un impératif.
J’ai ainsi connu un jeune peintre qui ne s’intéressait pas particulièrement aux détails, mais qui en était pourtant prisonnier. Il n’était pas dépourvu de talent, mais ses toiles offraient souvent le spectacle d’un foisonnement mal maîtrisé et il atteignait rarement l’unité. J’imagine qu’il le savait et en souffrait, car il admirait, dans la peinture des autres, la simplicité et la cohésion. Il fallait voir comme il bataillait pour maîtriser l’agencement et l’accord des différents éléments de sa toile… C’était à chaque fois un combat si intense, si acharné, qu’il aurait fait passer celui des plus intraitables représentants de l’Action painting pour une séance de relaxation. Après avoir misé sa vie sur la peinture, notre ami a finalement donné palette et pinceaux et changé de vocation. Cette bien triste histoire, tend à démontrer que l’unité n’est pas un principe si facile à respecter. Ainsi, tout est bon pour préserver l’unité de la toile, si vous ne parvenez pas à « faire passer » les zones qui la menacent, un simple jus appliqué à toute la toile peut vous sauver. Quand décidément rien ne va plus, reste à passer un bon coup de chiffon sur l’ensemble : vous repartez sur des décombres, mais l’unité y est. J’ai vu notre enseignant, Rémy Aron, réserver ce genre de traitement à la toile d’un de mes ex-condisciples. Ce dernier, qui avait consacré un nombre inouï de séances à sa toile, était anéanti et contenait difficilement une rage épouvantable. La méthode paraît en effet cruelle, mais c’était une leçon de peinture qui donnait l’unité comme un aspect fondamental de la toile. La démonstration a porté ses fruits et anéantie toute tentation d’une peinture trop riche en couleurs et en détails. Depuis, si l’ancien élève ne réalise pas autant de chefs-d’œuvre que de toiles, chacune de ses toiles fait preuve d’unité. Je ne crois pas exagérer en ajoutant que cette leçon à permis à ce dernier d‘accéder à ce que nous nommerons, sans plus de formalité pour l’instant, la « bonne peinture ».
Dans ce texte consacré à Bruegel, Élie Faure exprime parfaitement l’idée et les enjeux de l’unité :
« Comment peut-il apercevoir toutes les feuilles des arbres, toutes leurs branches grêles sur le ciel blanc, tous les brins d’herbe, distinguer tous les oiseaux qui volettent et sautillent, décrire l’une après l’autre toutes les fenêtres des maisons et donner du même coup à la nature tout entière cette vie collective qui ne sépare rien de rien, enveloppe et couvre toutes les choses du même air, du même ciel ? Comment n’oublie-t-il pas, quand il conte avec tous ses menus détails une historiette, qu’il est un peintre, pour soutenir, d’un bout à l’autre de la toile, les plus subtiles, les plus denses, les plus discrètes harmonies (…) »
Elie Faure, Histoire de l’art, Bartillat, réédition 2010 (1921), p. 497
Ne regardez pas ce principe comme un verrou, mais plutôt comme un sésame, et, si vous pratiquez la peinture ou le dessin, cherchez à atteindre ce moment précieux où « tout devient simple ».
« tout devient simple », j’en suis sûr, ces quelques mots qui sonnent comme une délivrance sont extraits d’une phrase prononcée par Georges Braque. Je trouverai les références précises un jour ou l’autre, cependant, même livrée en l’état, cette locution intéressera le peintre et le visiteur de musée. Pour atteindre cette étape, le premier a longtemps travaillé. Il peut offrir le mystère ou l’abondance, mais il sait qu’il ne peut proposer un tableau compliqué à l’attention de l’amateur :
« Nous sentons le besoin d’éclaircir nos sensations, de débrouiller le chaos, d’écarter toutes les subtilités pour ne conserver que quelques grandes dominantes simples et fortes. Ce sentiment est si fort chez nous que certaines œuvres honnêtes et non dépourvues de qualités, nous deviennent insupportables (…) »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p. 87
DJLD, L’unité – au 16 décembre14