Les figures tutélaires
Après l’avoir évoquée à de nombreuses reprises, notamment dans La lignée, le moment est venu de donner corps à cette chaîne des maîtres. Le choix sera forcément féroce, car chacun des membres de la liste doit pouvoir incarner la peinture, en révéler l’essence.
Les élus sont les peintres des peintres, c’est à dire les peintres couronnés par leurs pairs (je reviendrais sur cette notion dans quelques paragraphes) en voici la liste :
Giotto, Piero della Francesca, Jan Van Eyck, le Titien, le Tintoret, le Greco, Rembrandt, Vermeer, Poussin, Velázquez, Delacroix, Turner, Goya, Corot, Chardin, Manet, Cézanne, Monet, Bonnard, Matisse, Braque, Picasso, Klee, Rothko, Bram van Velde.
Cette liste va de Giotto à Bram van Velde. Elle a pour principaux critères l’expression plastique et la sincérité. Elle est courte et idéale, pourtant elle ne nous suffira pas.
S’il est bien question de peinture, nous avons aussi le plus grand besoin des peintres exceptionnels que sont Cimabue, Fra Angelico, Uccello, Enguerrand Quarton, Grünewald, Giovanni Bellini, Raphaël, Breughel, Fouquet, Véronèse, Hans Holbein, Rubens, de La Tour, le Lorrain, Watteau, David, Ingres, Guardi, Gainsborough, Degas, Courbet, Boudin, Jongkind, Renoir, Van Gogh, Seurat, le Douanier, Marquet, Modigliani, Soutine, de Staël, Morandi, Giacometti, Bissière.
Ce deuxième inventaire est, en quelque sorte, complémentaire du premier. Additionnons les deux listes et nous obtenons ce formidable catalogue où La peinture qui rit de se voir si belle dans son miroir ira chercher ses références. Certains des peintres que vous aimez n’y figurent pas et vous soupçonnez ― c’est bien normal ― quelque subjectivité. Attendez d’avoir lu tout l’article avant de vous prononcer.
C’est vrai, il existe encore des peintres brillantissimes, des pointures, cependant leur carrière a été moins significative ou inégale. Je pense par exemple à Sisley, van Dongen ou Masson. Je n’ai pas la prétention de juger ces derniers et j’aime d’ailleurs un nombre conséquent de leurs toiles. Malgré tout, je ne les ai pas comptés dans la chaîne des maîtres. Celle-ci doit être édifiante et ne compter que des artistes sincères qui ne se sont jamais enfermés dans un système, des acharnés que rien n’arrêta dans leur marche, pas même la déroute de leurs admirateurs les plus zélés ou la perplexité de leurs commanditaires. Au risque de commettre quelques impairs, je préfère une liste un peu courte à une liste trop longue. Il existe de toute façon un critère décisif que je ne vais plus tarder à sortir de mon sac.
On s’étonnera cependant des libertés que je prends, car certaines stars de l’histoire de l’art ne sont pas mentionnées. Les grands absents sont peut-être des peintres que je connais mal, dont j’ai rarement vu les œuvres de mes yeux, comme Reynolds ou Joan Mitchell, mais certaines omissions sont délibérés. J’imagine que les élèves de l’école du Louvre et les étudiants de Saint Charles — le département d’arts plastiques de la Sorbonne, uniront leurs forces pour me jeter des pierres, car on n’y trouve ni le Caravage, ni Andy Warhol.
Il est donc temps de l’écrire : cette liste ne résulte pas d’un choix personnel. Elle circule depuis longtemps. Elle est le fait des peintres et des indéfectibles soutiens de la peinture. Dans ce cercle, ce sont encore et toujours les mêmes noms qui reviennent et certaines vedettes du troisième art, portées au pinacle par les historiens ou les philosophes, sont rarement évoquées. Nous avons choisis les peintres et ceux qui les accompagnent. Les grands artistes ne jalousent pas leurs illustres prédécesseurs, au contraire ils les aiment et le proclament. Il arrive pourtant qu’ils se taisent quand certaines icônes de l’histoire de l’art sont mentionnées ; s’ils ne soufflent mot c’est plutôt mauvais signe : ces maîtres ne sont pas les leurs et il est probable qu’ils les tiennent en piètre estime. Cette liste ne m’appartient donc pas, elle est — en quelque sorte — déterminée par les peintres eux-mêmes. Les élus sont d’abord distingués, cooptés, par leurs pairs, ensuite par les authentiques amateurs de peinture. Que dire de plus ? Sont nommés les peintres des peintres… Voilà le procédé de fabrication de cette chaîne des maîtres, où nous voyons un moyen d’approcher la peinture dans ce qu’elle a de meilleur.
Le peintre des peintres est davantage qu’un grand peintre. C’est un peintre d’entre les peintres, aimé des peintres et des amateurs d’art, pas forcément des historiens et des commentateurs spécialisés. À cet égard, quel peintre avéré c’est réclamé de Dali ? Le peintre des peintres est aussi un peintre pour les peintres. Il les accompagne et les construit dans un dialogue qui ne s‘éteindra jamais. Le peintre des peintres c’est Rembrandt, Manet, Nicolas de Staël ou Morandi…
« De même qu’en Jazz il y a des musiciens pour musiciens, il existe dans le domaine de la peinture des peintres pour peintres, dont fait incontestablement partie Giorgio Morandi qui jouit auprès de ceux-ci d’un prestige quasi religieux. »
Gilles Altieri dans Giorgio Morandi, L’abstraction du réel, 5 juin – 26 septembre 2010, Hôtel des arts de Toulon, CMA et Conseil Général du Var, p. 3
Ces figures tutélaires ont eux-mêmes leur liste et briguent toujours une filiation avec quelques peintres de légende. Il est vrai que la liste de Cézanne ne comprend pas les artistes de la première renaissance, que celle de Giacometti ne compte ni le Titien, ni aucun impressionniste pur sucre. Il est notoire que Soutine se référait essentiellement à Courbet et à Rembrandt. Que peut-on en déduire ? Que penser de cette retenue ? Plus le travail du peintre est affirmé, singulier, plus sa liste est courte ? Plus l’artiste est dur avec lui-même, moins il est charitable envers ses pairs ? Ce n’est pas faux, mais il existe d’autres raisons. La peinture du moyen-âge n’a pas toujours été célébrée et, quand elle l’a été, la perspective, le modelé et le clair-obscur, ces trophées attribués aux peintres renaissants, ont perdu leur prestige. Au siècle dernier, la gloire des impressionnistes a été éclipsée par celle des cubistes. A leur tour, ceux-ci furent évincés par les peintres se réclamant de l’abstraction. Cette fois, le souci de planéité, la surface picturale comme mur supplante définitivement La fenêtre ouverte sur le monde. Fenêtre, qui depuis longtemps déjà était une problématique obsolète. Cependant le Mur, vénéré par les messagers de la modernité, n’allait pas tarder à être contourné par de nouveaux venus… Ainsi chemine la peinture, sur un rythme qui va s’accélérant, elle semble redéfinie chaque décennie par de nouveaux messies. Pourtant, la peinture ne recommence pas, elle continue. Je ne sais plus qui l’a dit, mais je souscris. Les peintres qui font référence se sont d’ailleurs rarement laissé enfermer dans un mouvement ou un académisme. C’est ainsi que Braque et Picasso cofondateurs du cubisme l’on volontiers cédé à Gleizes et Metzinger. Il existe aussi des personnalités qui, comme Seurat, ne peuvent être résumés à la formule qu’ils ont eux-mêmes promulgué. La peinture mérite mieux que le style ou le procédé. Elle a de toute façon des propriétés et des qualités qui résistent aux siècles et aux académismes.
Une exposition fameuse a témoigné tout l’amour que Picasso portait aux maîtres. Il a consacré beaucoup de temps à les revisiter et je ne pense pas que ce soit dans un souci de rivalité. Malgré quelques inimitiés et un ton parfois péremptoire, c’était un homme ouvert, curieux de la peinture de ses pairs, qu’ils soient anciens ou contemporains. André Lhote est moins connu. Ce peintre, cubiste revendiqué et théoricien de l’art, est mort en 1962. Sa liste est pourtant proche de la notre, n’y manque que Monet et bien sûr quelques peintres des années cinquante et soixante. Elle ressemble en fait à la liste de tous les amateurs d’art avisés et de tous les artistes qui grandissent dans l’idée d’une peinture souveraine.
Du treizième siècle aux années 1970
La liste proposée court de la Pré Renaissance aux années 1970, de Cimabue à Bram Van Velde. Cette fois, le choix est plus personnel. Si comme Bissière, Soulages et tant d’autres nous comptons Lascaux, il était possible de situer l’entrée de la chaîne bien avant le Trecento. Il était par contre plus difficile d’aller chercher les maîtres après les années 1970. En matière d’art, il faut compter avec le temps, le recul est nécessaire. Après des débuts époustouflants, un peintre peut s’enferrer dans un système qui lui vaut de nombreux admirateurs. Il n’est donc pas totalement absurde d’estimer à cinquante ans l’incubation indispensable, le recul nécessaire. Le temps sépare les créations majeures des réalisations sans grand intérêt et distingue — souvent — les plus solides. Cependant quand on parle de peinture il convient d’être prudent. Ainsi, Roger Bissière, vénéré par les mordus de peinture, est, aujourd’hui, ignoré par le marché de l’art et les conservateurs de musée. Dans l’immédiat et pour éviter de me disperser dans d’insolubles polémiques je m’en tiendrais à cette déclaration de l’excellent René Auberjonois :
« Une œuvre se défend d’elle-même. Elle est reconnue valable ou non. C’est l’affaire du temps de la justifier ou non »
Conversation entre Auberjonois et A. Held, « Formes et couleurs «, Lausanne, 4 (1942)
J’étais effectivement décidé à m’en tenir là, mais j’ai finalement décidé de partager cette réflexion qui va bien au-delà de la formule d’usage :
« Dans les années qui suivent immédiatement la mort ou le déclin d’un artiste, les aspects périmés, démodés de son œuvre, précisément parce qu’ils sont les plus superficiels, cachent ce qu’il y a de viable, de durable dans l’œuvre, et, s’opposent directement aux aspects momentanés et semblablement superficiels des œuvres actuelles, sont insupportables. Puis, avec les années, cette écorce sèche tombe à son tour ou ne gêne plus, et la substance durable d’une œuvre devenue ancienne réapparaît. »
Couturier Marie-Alain, Se garder libre, Journal (1947-1954), Les éditions du Cerf, 1962, p. 69
En vertu de ce principe, de cet indispensable recul, l’incursion chez les peintres contemporains, que nous ferons sans doute, relève de la prospective.
La période de référence est de toute façon susceptible de porter les enjeux et les fondamentaux de la peinture. Elle s’ouvre quand les peintres sortent de l’anonymat. Il était plus délicat mais pas impossible, de choisir un peintre fameux encore en activité pour la refermer. Cependant, si nous n’avons pas la main sur la liste des élus, nous avons le choix de la période. Dès lors, il était intéressant que des liens existent entre les premiers et les derniers maillons de la chaîne… Nous avons déjà mentionné le lien qui unit Giacometti et Cimabue, écoutons encore Matisse, quand il écrit : « Giotto est pour moi le sommet de mes désirs. »
Matisse Henri, Propos et écrits sur l’art, Savoir, Hermann, 1993
Les œuvres de Matisse ― par la simplicité et l’intensité de leurs rapports colorés ― ont d’ailleurs marqué tous les peintres et les amateurs avérés. Nombreux sont les artistes qui, à tort ou à raison, se sont réclamés du maître. Parmi ces derniers on compte deux éminents membres de La liste, je veux parler de Bram van Velde et de Rothko. Pour ne pas vous infliger trop de citations je n’ai pas retenu le commentaire de Bram van Velde, la citation concernant Rothko devrait faire l’affaire.
La liste censée donner une traduction concrète, littérale en somme, de la chaîne des maîtres est le socle, la clé de voûte, de cette réflexion sur la peinture. Il me fallait donc l’affirmer davantage, le plus possible en tout cas, dans sa continuité et sa réalité. Cette deuxième citation reliant cette fois Matisse et Rothko devrait y contribuer :
« La peinture moderne à laquelle Rothko se sentait le plus profondément attaché était L’atelier rouge de Matisse, qu’il se rappelait avoir étudié quotidiennement pendant des mois après son acquisition par le Museum of Modern Art en 1949, jusqu’à y voir la source de toute son œuvre. »
Mark Rothko, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 14 janvier – 18 avril 1999, Paris musées, 1999, p. 31
Addenda
Une fois la liste soigneusement établie et à peine passés deux ou trois articles, voilà ce qui s’est passé : dans le cours de mes investigations, certains peintres n’ayant pas de carton d’invitation se sont manifestés. Certaines contributions, comme celle de Daumier, se sont rapidement révélées indispensables. Ce fût aussi le cas pour Agnolo Gaddi, Millet, Canaletto, Vuillard, Manessier, Kline, Motherwell, Bazaine, Poliakoff, Nallard ou encore pour Music. L’occasion est donc excellente d’affirmer que l’inventaire un peu drastique auquel je renverrai régulièrement le précieux lecteur ne doit pas être considéré comme une mécanique d’exclusion, une forme quelconque d’élitisme. Certains tableaux de Carpaccio, de Rogier van der weyden, de Van Ostade, de Van Goyen, de Longhi, de zurbaran, de Bonington, de constable, de Géricault, d’Utrillo, de Balthus, de Zao Wou-Ki… me reviennent régulièrement et méritent bien sûr toute notre attention.
La dette
Comme en musique ou en littérature, il y existe dans le domaine pictural des valeurs sûres, des modèles incontestables, dont il serait regrettable de se priver. C’est dans cet esprit que j’ai dressé La liste. Notamment cette liste courte et idéale qui concentre — du treizième siècle aux années 1970 — la fine fleur de la peinture occidentale. Parlant des peintres occidentaux, il est de circonstance de mentionner la dette contractée avec des civilisations anciennes ou éloignées, comme l’Égypte, la Chine ou la Crête. Je ne vous apprends probablement rien, car cette réalité a donné matière à d’innombrables écrits. L’apport de l’Orient fut ainsi essentiel à Van Gogh, à Bonnard, à Matisse, à Braque, à Picasso… C’est-à-dire indispensable à la prodigieuse avancée des maîtres modernes. A ce propos, une petite citation ne serait pas de trop. Entendons, par exemple, André Lhote qui évoque ici l’influence de l’art japonais :
« Cette leçon ne profita pas seulement à Van Gogh, mais à Matisse, qui se plia merveilleusement à cette discipline, et aux cubistes dès que ceux-ci abandonnèrent la fragmentation en clair-obscur des objets pour adopter, en se réclamant à nouveau de l’Orient, la technique de l’à-plat (…) »
André Lhote, Les invariants plastiques, Hermann, Miroirs de l’art, 1967 (1948), p. 109
Cet emprunt, ce braquage ou ce brassage, ne peut être rattaché aux seuls XIXe et XXe siècle. Qu’elles soient temporelles ou géographiques, le peintre ne s’est jamais soucié des frontières, et, pour le plus grand bonheur de l’amateur, il a toujours su tirer pari du butin.
Cet addenda, ce genre de complément, était nécessaire : je devais tôt ou tard rendre ce bien modeste hommage aux peintres de tous les temps et de tous les continents. Je n’ai bien sûr ni l’ambition ni l’objectif de couvrir l’histoire de l’art dans sa totalité. Le pays des tableaux, tel que je l’ai délimité, devrait permettre à l’esprit de la peinture de se manifester. Dans cette hypothèse, le catalogue de La peinture qui rit de se voir si belle dans son miroir me semble constituer une boussole fiable, un outil pédagogique approprié.
Épilogue
Vous aimez la peinture ? vous voulez mieux la comprendre et l’apprécier ? Avant de partir pour le musée, n’oubliez pas de jeter un œil à notre liste. Elle vous évitera peut-être de vous égarer et finalement de vous lasser dans la multitude des œuvres présentées. Passé un certain temps, édifié par les plus grands, vous dresserez probablement votre propre liste.
Qu’est-ce que ça veut dire en effet, s’ouvrir à la peinture en s’appuyant sur les peintres qui font repère ? Cela ne signifie pas que l’on raye les artistes non mentionnés. Lorsque l’on « parle peinture » il faut se garder de tout jugement précipité. Considérez donc cette liste comme une recommandation, un genre d’ordonnance, qui vous permettra, je l’espère, d’entrer de plain pied dans l’univers pictural. Elle constitue en tout cas la pierre angulaire de ce petit traité.
DJLD, La liste – dernières modifications avril 20
la lecture de ces articles me donnent envie de retourner au Musée pour essayer de voir les œuvres autrement
Merci pour votre liste, j’aime les peintres cités (il y en a quelques uns que je dois découvrir encore) et même si entre Piero della Francesca et Rembrandt je ne comprends pas encore le lien, je les aime énormément pour des raisons différentes. Piero m’amène là ou il n’y a que lumière, un océan de bien être, j’aime beaucoup aussi « La vierge enceinte », Rembrandt me passionne, « Isaac et Rebecca » m’a achevé.
J’ai été nez à nez à ces deux oeuvres et dans les deux cas avec personne autour ( c’est rare pour Rembrandt mais j’y étais à la première heure et la salle était vide). Rembrandt me touche physiquement. Piero della Francesca , j’aime tellement le bleu, la lumière, c’est serein.
Grand merci encore.
Vos écrits sont un cadeau de vous à nous….
Véronique Azam