Picasso et Braque, lorsqu’ils travaillaient ensemble, se sont appuyés sur l’œuvre de Cézanne. La filiation est flagrante et nous trouvons dans la toile de Braque, Le viaduc à L’Estaque, non seulement le dessin, mais aussi la couleur de Cézanne.
Cézanne lui-même admirait l’œuvre de Poussin, n’avait-il pas, selon ses propres termes, l’ambition de « refaire du Poussin d’après nature ». Dans la roue des maîtres, nous venons d’évoquer ce dialogue ininterrompu des grands, notamment à propos de Manet, qui a mis ses pas dans ceux de Velázquez et Goya. Il est sans doute inutile de rappeler l’influence de Manet sur les générations qui lui ont succédé, mais l’on sait peut être moins que Cézanne s’est exercé à reproduire le visage de La dame à la fourrure peinte par le Greco. Au delà de cette anecdote, trouvée dans le cahier culturel d’un vieil Univers Match, nous avons l’intime conviction que le premier Cézanne a pris une leçon chez les espagnols, quand l’un des plus grands de ceux-ci, Domenico le Grec dit le Greco, est resté 10 ans chez Titien :
« Le Greco adolescent veut posséder en l’imitant le monde des vénitiens. C’est sur ce genre de pastiche que tout artiste se conquiert d’abord. »
Malraux André, Les voix du silence, Gallimard, 1951
Dans l’histoire de la peinture, les vénitiens figurent à juste titre parmi les premiers de la classe. Élie Faure voyait d’ailleurs en Titien « l’initiateur de la grande peinture ».
Velázquez, conseillé par Rubens, fera son pèlerinage en Italie, à cette occasion et comme le Greco, il sera sous influence vénitienne :
« En Italie Velázquez redécouvre Tintoret et Titien. Grâce à ce dernier, sa palette s’éclaircit, il recherche des tons plus ocres, plus dorés. Il doit peut-être à Tintoret l’atmosphère plus légère et plus diffuse dans laquelle baignent les personnages de la Tunique de Joseph, qui apparaissent enveloppés d’air, situés dans l’espace. L’écran de pénombre, au second plan, et la fuite du paysage dénotent les recherches du peintre dans ce domaine. »
Pr. R. Causa, Velázquez, Un homme nouveau à la cour d’Espagne, Chefs-d’œuvre de l’art, Grands peintres, Hachette, 1966
Pour en revenir à Cézanne, j’y pense seulement maintenant, il a peut-être pris sa leçon de Manet, qui a pris la sienne des espagnols… Mais, restons en là pour l’instant, nous voulions simplement rapporter ou plutôt rappeler que le dialogue entretenu par les maîtres est non seulement continu, mais sans doute inextricable. Bissière n’a t-il pas écrit ?
« Ce qu’il y a de meilleur chez Cézanne, c’est Chardin. »
Bissière, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-196, Le temps qu’il fait, 1994, p. 92
Nous pourrions évoquer de manière similaire un certain nombre de peintres importants et établir ainsi l’existence d’une chaîne des maîtres, qui court de Cimabue à Bram Van Velde. Les propos et les écrits qui en attestent sont nombreux :
« Quand les jeunes gens auront vu les peintures de Boudin, où l’espace marin brouille les agrès, les voiles, tremble avec la vapeur et l’embrun, les aquarelles du hollandais Jongkind, où l’air, l’eau, la glace, les nuées sont un même abîme liquide aussi profond que l’océan, aussi transparent que le ciel, quand Claude Monet et Pissarro auront découvert, à Londres, la féerie dansante des noces du soleil, du crépuscule, du brouillard et de la mer dont les toiles de Turner aveuglent les regards, la rénovation de la peinture sera faite dans leur instinct. »
Élie Faure, Histoire de l’art, Bartillat, réédition 2010 (1921), p. 749
Cette admiration des caciques de l’univers pictural pour les mêmes œuvres, pour les mêmes peintres, ce genre de filiation qui — de toute évidence — règne chez les pointures du troisième art, ne valide t-elle pas l’idée et l’existence d’une chaîne des maîtres ? Cette lignée n’est t-elle pas représentative et finalement constitutive de la peinture ? C’est en tout cas un point important, crucial, sans doute la clé de cette modeste étude. Il est toujours possible d’en débattre, de considérer, par exemple, que le travail des élus n’a pas toujours été irréprochable, que certaines toiles de Raphaël ou de Rothko ne nous transportent pas, que Bissière n’a vraiment mérité ses lauriers qu’à 50 ans passés. Je reviendrais sur cette question délicate, car si je ne mesure pas mon enthousiasme, je compte éviter les propos lénifiants. Mais ce qui est important, ce qu’il nous faut retenir maintenant, c’est l’admiration que portent les peintres les plus singuliers, les plus éprouvés, pour certains de leur pairs. Ainsi, Nicolas de Staël considérait Georges Braque comme « le plus grand peintre vivant » et célébrait Courbet. Quand un artiste de cette stature rend son avis, ce n’est pas rien, il faut l’entendre :
« Quelle joie, Courbet, et quel titan (…) Il descend à jet continu des tableaux uniques, avec la même sûreté qu’un fleuve qui coule vers la mer, dense, radiant à larges sonorités, et toujours sobre. »
Nicolas de Staël, Lettre à Jacques Dubourg, Antibes, janvier 1955
Entendons encore Giacometti, quand il notait à propos de Cimabue :
« Premier peintre italien d’une force, une puissance de construction et une vie extraordinaire, peut être plus abouti qu’aucun autre peintre italien. »
Alberto Giacometti, Ecrits (Articles, notes, entretiens), Savoirs/sur l’art, Hermann, p. 406
Ce type de témoignage, ce choix si net, d’artistes souvent remarquables, parfois stupéfiants, toujours exigeants, permet d’établir — par un simple recoupement — la chaîne des maîtres. Cette lignée formidable, qui représente sans doute la plus efficace des clés pour comprendre et apprécier la peinture. Dans un article du blog, vous en trouverez La liste accompagnée de quelques précisions sur sa fabrication.
DJLD, La lignée – au 10 octobre 14