La peinture comme sujet

Nicolas de Staël, composition, 1948, huile sur toile, 60,3 x 81,3 cm, The Phillips Collection, Washington

Nicolas de Staël, composition, 1948, huile sur toile, 60,3 x 81,3 cm, The Phillips Collection, Washington

Même si vous n’avez lu qu’un seul des articles de ce site, vous avez sans doute remarqué que le parti de cette publication est la promotion d’une peinture qui porte en elle-même, à elle seule, sa justification.

« Lorsque Mozart écrit une phrase musicale ou lorsque Tintoret brosse une composition, il n’a pas en vue de répéter dans un autre langage ce qui a été dit ou ce qui pourrait être dit autrement »
Pierre Francastel, La réalité figurative, Denoël/Gonthier, 1978, p. 13

Naturellement et dans la seule mesure où l’accent est mis sur l’expression plastique, la sensibilité du peintre et sa sincérité ne peuvent êtres ignorées ou même minorées. Ces facteurs sont traités, dans une suite d’articles, un chapitre en réalité, qui devrait s’intituler Le peintre vrai.

Le sujet comme allié

Dans un texte déjà bien ébauché, qui — dans le droit fil du théorème de Georges Braque — s’intitule Le fait plastique, l’anecdote est écartée. Dans Pas de procédés en peinture, un passage lui aussi en cours d’écriture, les théories sur l’art sont sérieusement élaguées.
Assumant pleinement mon côté rustique et mal dégrossi, je vais maintenant mener le raisonnement à son terme. J’ajouterai donc sans plus de cérémonies : exit la narration, le message, la description, les théories sur l’art, le genre, le thème, le signe, le symbole, le contexte et même le sujet, tous ces paramètres qui parfois définissent ou semblent définir le tableau. Soyez sans crainte, nombreux sont les ouvrages qui traitent ces points de façon pléthorique, sans même compter tous les blogueurs qui vous ont concocté d’excellents copiés-collés sur la question. Cependant, c’est bien à cette publication qu’il revenait de placer le tableau tête en bas et d’observer s’il existe encore, privé ainsi de toute signification.
Le tableau constitue ou doit constituer une nouvelle réalité, une réalité qui ne relève pas de la philosophie, de la littérature, de l’histoire ou de la science, une réalité qui s’apprécie et se consomme sur la base d’un langage spécifique… Qu’on se le dise, la peinture est à consommer sans filtre !
Je n’annonce ici rien de bien mirobolant, les peintres et les amateurs de peinture invétérés devraient d’ailleurs valider mes propos. Les paramètres ou les facteurs listés plus haut ne sont pas indispensables à la construction et à la magnificence des tableaux.
Cependant, si l’on soutient que tous ces paramètres — qui font les délices du guide de musée, du critique de Beaux-arts magazine et du prof de la faculté d’art plastique — sont périphériques à la peinture et peuvent être vus comme autant de voiles, de prétextes, il faut convenir que certains ne sont pas si faciles à déloger ou a ensevelir, qu’en somme le prétexte n’est pas toujours un prétexte.
S’il est, dans la liste énoncée plus haut, un ingrédient coriace, un ingrédient qui résiste, c’est bien le sujet. Impossible, en réalité, de le balayer d’un revers de main. Pour peu que le fond et la forme ne fassent qu’un, le sujet est légitime et susceptible d’augmenter l’impact du tableau… Référons nous un instant à Giotto, à Brueghel l’ancien, à Daumier ou, plus près de nous, à Rouault ou à Klee… deux reproductions, une de Daumier et une de Klee, devraient suffire à étayer cette affirmation.

Daumier Honoré, L'amateur d'estampes, vers 1860, huile sur toile, 41 x 33,5 cm, Petit Palais, Paris

Daumier Honoré, L’amateur d’estampes, vers 1860, huile sur toile, 41 x 33,5 cm, Petit Palais, Paris

Klee Paul, Magie des poissons, 1925, huile et aquarelle, 77 x 98 cm, The Philadelphia Museum of Art

Klee Paul, Magie des poissons, 1925, huile et aquarelle, 77 x 98 cm, The Philadelphia Museum of Art

Afin d’être en mesure de traiter des fondamentaux plastiques qui déterminent la logique picturale, ma préoccupation est d’écarter les ingrédients distincts du dessin et de la couleur et — pour reprendre l’expression que Giacometti réservait justement aux toiles de Braque — de célébrer La peinture nue. Cependant, aujourd’hui encore, malgré les innombrables Sans titre et autres Composition, les peintres n’ont aucune bonne raison ou plutôt aucune obligation de s’affranchir du sujet.

Francisco de Goya, Le trois mai 1808 à Madrid, 1814, huile sur toile, 268 × 347 cm, Musée du Prado, Madrid

Francisco de Goya, Le trois mai 1808 à Madrid, 1814, huile sur toile, 268 × 347 cm, Musée du Prado, Madrid

Pour peu qu’il soit pertinent et fasse corps avec la composition colorée, comme chez Goya, Delacroix ou Picasso, le sujet n’est pas insignifiant comme l’anecdote ou abscons comme certaines théories de l’art — applaudissements nourris pour « Le progrès en art ».
La peinture peu, pourquoi pas, gagner encore par l’adoption d’un sujet. Le trois mai 1808 de Goya en est la parfaite illustration. Ce petit compliment est bien sûr légitime, mais encore faut-il l’assoir et le clarifier. Dans cette optique, l’excellente formule de Guillaume Beaugé tombe à point nommé :

« Le sujet est donc plus un allié qu’un maître, en peinture. »
Beaugé Guillaume, Du torrentiel dans l’art… Collection Paroles de peintres, éditeur Monts-Désert, publié en mai 2017, p. 83

Quand le sujet fait obstacle

Picasso, Grand nu au fauteuil rouge, huile sur toile - 195 cm x 129 cm, Musée Picasso, Paris

Picasso, Grand nu au fauteuil rouge, huile sur toile – 195 cm x 129 cm, Musée Picasso, Paris

S’il peut-être un allié pour le peintre et apporter au tableau, le sujet peut constituer un obstacle pour le visiteur, même aguerri. Quand ce dernier vient, sur un mode extatique, contemplatif, se délecter dans les musées, il vient pour les formes et les couleurs conjuguées. Le sujet peu fausser l’appréciation et affecter la rêverie du regardeur, c’est ce que nous allons voir sans plus tarder.

Si la puissance créatrice de Picasso est exceptionnelle, l’intérêt qu’il présente au plan pédagogique est immense. Pour illustrer mes propos, j’ai donc choisi son Grand nu au fauteuil rouge. Il était facile de partir sur un Picasso plus consensuel, mais cette œuvre est révélatrice de son savoir-faire et de sa singularité. J’imagine que l’on a disserté sans fin sur cette toile, notamment sur son sujet et sur le traitement que Picasso a réservé à ce sujet. La femme représentée, qui s’abîme dans ce fauteuil rouge, peut paraître grotesque ou monstrueuse, mais sa présence est forte et continue de nous inquiéter. Comme souvent chez Picasso le sujet fait sens et son traitement est approprié. Que ce sujet fascine ou repousse, il consiste, ce qui n’est pas si fréquent.
Venons-en à ce qui nous intéresse au premier chef, c’est-à-dire aux formes et aux couleurs,. Avant de l’avoir tenté, la copie d’un Picasso de ce genre ne paraît pas trop problématique. Cependant la difficulté n’est pas toujours perceptible et le fanfaron qui dispose d’un minimum de lucidité déchantera rapidement. Comme je m’y attendais, j’ai une fois de plus souffert en copiant Picasso, davantage qu’en copiant Rembrandt ou Goya. Il est d’ailleurs invraisemblable d’entendre, aujourd’hui encore, qu’un enfant peut dessiner ou peindre comme Picasso. Ceux et celles qui s’enthousiasment pour les qualités propres au dessin et à la peinture, comprendront vite, s’ils tentent de copier ce Grand nu au fauteuil rouge, à quel point le dessin est juste, les tons accordés et l’ensemble cohérent. C’est le tableau considéré dans sa dimension narrative, le sujet à proprement parler, qui empêche certains spectateurs de le remarquer. Avant de poursuivre, il n’est sans doute pas inutile de préciser que tous les points qui vont être évoqués maintenant seront (plus longuement) développés dans un chapitre intitulé Les fondamentaux plastiques.

En attendant, vous ne devriez pas manquer de remarquer — c’est un préalable, un point crucial — que l’espace de la toile est parfaitement plan. Rien d’étonnant non plus, la composition est parfaitement « calée » : elle structure fortement, mais de manière parfois subtile, presque indécelable, l’espace de la toile. Les couleurs complémentaires — ou plutôt « imparfaitement complémentaires », cette notion sera justement démêlée dans la partie consacrée aux fondamentaux plastiques — sont utilisées, qu’elles soient juxtaposées comme le rouge et vert ou espacées comme le jaune et le violet, elles se rehaussent mutuellement sans jamais se nuire. Les contrastes de couleur sont encore exaltés par l’emploi du noir. Il existe des surfaces plus neutres, des gris colorés, qui favorisent « le repos de l’œil » et contribuent à cet accord toujours indispensable du vide et du plein.
Si la toile est figurative, ce figuratif là n’appartient qu’à Pablo. C’est un mixte des moyens de représentation. Le corps de la femme, les cadres et le drapé sont construits par le contour. Celui-ci varie dans son épaisseur, très fin ou très marqué, il ne ferme jamais l’espace du tableau. Une combinaison de surfaces colorées compartimente ou plutôt structure (sans l’aide du trait) la partie qui comporte le paravent, le fauteuil et la porte. On notera enfin l’existence de transitions, je pense au gris appliqué sur le drapé blanc et sur une des cuisses de la cannibale, et — dans une autre manière, aux petites « fleurs », qui tapissent la zone verte. Ces passages et ces motifs, contribuent eux aussi à éviter les égalités et le cloisonnement, ils concourent ainsi à la respiration et à l’unité de la toile.
Le bilan qui succède à cette brève analyse est le suivant : ne vous laissez pas prendre par le sujet… Alors la cohésion, la simplicité, la monumentalité de cette toile, et son traitement — en réalité — très raffiné, vous apparaîtront clairement.

Le Parisien, Le succès au rendez-vous pour la FIAC et le musée Picasso, Photo Matthieu de Martignac

Le Parisien, Le succès au rendez-vous pour la FIAC et le musée Picasso, Photo Matthieu de Martignac

Il y a tout lieu maintenant de proposer un second exemple, car le monde construit par Picasso n’effraie pas les nouvelles générations, bien au contraire il les enchante. Pourquoi pas Rubens ? Il ne ressemble guère à Picasso, mais comme lui, c’est un maillon fort de la chaîne des maîtres et si ses œuvres n’ont pas été chantées mille fois par des connaisseurs, elles ne l’ont jamais été.

Vue de la galerie Médicis, Musée du Louvre, Paris, Crédit Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda

Vue de la galerie Médicis, Musée du Louvre, Paris, Crédit Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda

Je n’ai pas fais le choix de la facilité pour Picasso en choisissant son Grand nu au fauteuil rouge. En optant pour La Galerie Médicis en guise de cas concret, je ne le fais pas non plus pour Pierre Paul Rubens. J’ai vu des toiles de cet artiste plus émouvantes, plus singulières ou encore plus sobres. Toujours est-t-il que dans cette immense salle du Louvre, vingt-quatre grands formats illustrent les principaux événements de la vie de la Reine Marie de Médicis. Certains sont fous d’admiration devant cet ensemble, quand, à chacun de mes passages, je regarde ces toiles sans vraiment m’arrêter. Aussi je m’interroge, quelque chose m’a peut-être échappé ? Je connais d’autres récalcitrants — des connaisseurs pourtant, qui ne sont pas franchement fascinés par les tableaux de la Galerie Médicis. Je ne peux cependant en nier le faste et les tons parfaitement accordés. La composition est à chaque fois parfaitement maîtrisée et une belle lumière en émane. Sans doute quelque chose me gêne. À la faveur de ce plaidoyer pour une peinture sans filtre, j’ai compris qu’à mon tour je n’ai pas toujours su me déprendre du sujet ou plus exactement de l’anecdote. C’est ainsi que les dieux de la mythologie antique, que j’ai tant aimé chez Ovide, me pèsent à présent chez Rubens.
Répondant à la commande formidable passée par la reine, le maître a réussi cet ensemble de pièces où toutes les qualités picturales sont convoquées. Dans une semblable configuration, Fouquet, Piero della Francesca ou Velázquez, auraient œuvré avant tout à la gloire de la peinture et se seraient sans doute moins souciés de la postérité de Marie de Médicis. Il n’en reste pas moins que je n’ai pu, cette fois, échapper au sujet et à son traitement. Ils m’auront longtemps masqué la qualité de ces tableaux. Ainsi la règle que je défends n’est pas toujours facile à respecter. Elle est en tout cas une bonne direction pour le spectateur qui veut profiter pleinement de la couleur, de la lumière et de l’espace des tableaux.
À ce propos, je me souviens encore de ce type de question, entendue à plusieurs reprises, lors de la splendide exposition Braque qui s’est tenue au Grand palais de fin 2013 à début 2014 : « Tu crois que c’est un violon ? ». Pour l’entourage du questionneur, une remarque de ce type ne constitue-elle une barrière, un écran en tout cas, qui masque les enjeux et les qualités de la peinture ?
Il est probable que l’objet de mes inquiétudes semble sans grand intérêt, plutôt banal en réalité. Il rejoint pourtant une des thèses cardinales de cette publication : le sujet ou l’absence de sujet, ne doivent pas nous perturber. Nous devons être à même de considérer les qualités formelles de l’œuvre en oubliant le motif réel ou imaginaire qui a inspiré le peintre… Il est essentiel de regarder la peinture comme le sujet du tableau.

Avec la peinture pour seul moteur

Adoptons d’abord le rôle du regardeur. La peinture sans filtre, c’est retourner la toile ou, comme l’a écrit Baudelaire, l’observer de si loin qu’on en comprend à peine le sujet… C’est donc regarder la peinture comme le sujet essentiel du tableau.
Endossons maintenant les fringues de l’artiste. Le praticien peut-il accomplir quelque chose d’important, ou même fonctionner, avancer, sans le moindre conducteur ? Peut-il communiquer une émotion sans l’avoir déjà éprouvé face au monde sensible ou ressenti dans les profondeurs de son être ? Pour l’exprimer autrement, la peinture comme unique sujet du peintre, c’est-à-dire la peinture sans autre objet qu’elle-même, peut-elle exister et consister ?

Bram van Velde - https://www.fondation-maeght.com/

Bram van Velde – https://www.fondation-maeght.com/

« Comment refuser l’évidence d’un art qui a tout supprimé, hormis ce qui fait précisément l’essence du pictural ? »
Florian Rodari, Notes pour un voyage au centre de la peinture de Bram van Velde, dans Bram Van Velde, Catalogue de l’exposition du 19 octobre 1989 au 1er janvier 1990, Centre Georges Pompidou, collection Classiques du XXe siècle, Paris, 1989, p. 19

Il est vrai que Bram van Velde est parvenu, sans le moindre vecteur, tremplin ou gisement, à ressentir et exécuter des objets picturaux nourris, cohérents et originaux. N’y voyez pas de fanfaronnade, mais je crois comprendre la démarche de non figuratifs, tels Rothko, Pollock ou Bazaine. Par contre, j’ai plus de mal avec la stratégie de Bram, avec son processus créatif.
Comme chez ses illustres confrères, on devine un travail incessant, une observation continue des œuvres et une sensibilité tout à fait exceptionnelle. Il y a pourtant une différence. Bien que les vies de Rothko ou de Willem de Kooning n’aient pas étés particulièrement faciles, la reconnaissance de Bram van Velde a été très tardive : la notoriété et l’aisance lui sont venues à plus de 65 ans. Auparavant, et durant de longues périodes de sa vie, il a traversé des périodes de dénuement absolu, et l’expression « dénuement absolu » est à prendre ici dans toute son âpreté. Son seul mobile, son unique moteur, aura donc été l’amour des formes et des couleurs. Si j’ai bien compris — et je vais tenter de le formuler simplement — il vivait dans une quête perpétuelle du phénomène plastique et, parfois, après de longues périodes d’attente, sans rien reprendre à la réalité, sans dessein particulier, pris par une sorte d’impulsion, un genre d’état de grâce, il sortait un tableau comme d’autres réalisent un miracle.
Pas de motif repris à la réalité ou à la littérature : Bram n’a pas la moindre source d’inspiration concrète ; c’est particulièrement évident passé les années soixante. Cependant, et on y verra peut-être un germe, un ferment, le maître a dit ceci :

« La peinture est une chose toute bête, toute simple. Je peins pour me sortir du trou. Je peins ma misère. »
Juliet Charles, Rencontres avec Bram Van Velde, P.O.L, 2001, p. 22

Il y a, vous le pressentez, un enseignement à tirer de cette déclaration, mais auparavant il m’a semblé opportun ou plus exactement indispensable d’intégrer une toile de notre champion. On ne peut discourir indéfiniment sans s’appuyer sur la réalité des œuvres.

Bram van Velde, sans titre, La chapelle-sur-Carouge, 1973, Gouache sur chiffon, 136 x 149 cm, Musée d'art et d'histoire, Genève

Bram van Velde, sans titre, La chapelle-sur-Carouge, 1973, Gouache sur chiffon, 136 x 149 cm, Musée d’art et d’histoire, Genève

Il est possible que la reproduction choisie ne vous touche pas, pas immédiatement en tout cas. Cette fois-ci, ce n’est pas le sujet, mais l’absence de sujet qui, peut-être, vous gêne. D’autant plus que si l’œuvre est admirablement peinte, elle ne comporte aucun effet et reste vierge de toute démonstration d’habileté.
Comme l’a écrit Florian Rodari, cité plus haut, cette toile représente « l’essence du pictural ». Bien qu’une reproduction affichée sur un écran se prête mal à ce type d’exercice, tentez parfois d’y jeter un coup d’œil rapide et global, un peu comme par inadvertance. Un jour, peut-être, vous y verrez autre chose que ce que vous aviez cru ou prévu d’y voir. Vous en ressentirez la cohérence, la frontalité, la finesse des rapports colorés, la transe, le vertige. 

« (…) les impressions de l’œil sont pour nous des signes et non des présences singulières antérieures à tous les arrangements, les résumés, les raccourcis, les substitutions immédiates, que l’éducation première nous à inculqués »
Paul Valéry, Degas Danse Dessin, Collection Idées, Gallimard, 1983, première parution en 1938

Plus je regarde cette toile, plus j’en apprécie l’intensité et la plénitude. J’ai ainsi le plus grand mal à la relier au « Je peins ma misère » exprimé par l’artiste. Cette expression exclue en tout cas l’idée d’une peinture purement spéculative ou décorative et nous ramène à L’indispensable part d’humanité chantée dans un article du même nom.
Bram ne s’appuie sur aucun sujet à proprement parler et collecte la matière de ses œuvres dans les replis de son âme. Il demeure, en ce qui me concerne, un cas, un mystère. En effet, la plupart des peintres étroitement liés à l’abstraction ont besoin d’une source d’inspiration tangible. C’est ainsi que de nombreux peintres attachés à la seconde école de Paris, comme Bazaine, Bissière ou encore Manessier, partaient, le plus souvent, sur un paysage, pas un morceau de réalité à proprement parler, quelque chose de plus large, qui relevait davantage d’une sensation que d’un modèle précis. Bazaine était ainsi fasciné par l’eau, par son miroitement, sa profondeur et son mouvement. Quant à Bissière, c’est la lumière tamisée et réverbérée par le feuillage des arbres qui fût pour lui une véritable révélation

Rothko Mark, Untitled (Seagram Mural Sketch), 1958, Technique mixte sur toile, 266,1 x 252,4 cm, Tate Modern, Londres

Rothko Mark, Untitled (Seagram Mural Sketch), 1958, Technique mixte sur toile, 266,1 x 252,4 cm, Tate Modern, Londres

Comme il est maintenant question d’abstraction et plus exactement de non figuration, vous avez sans doute pensé à Rothko… Effectivement, je me garderai bien d’oublier ce dernier, qui, depuis les années 1950, emporte l’adhésion de la majorité des peintres et des visiteurs de musée.

Comme pour Bram van Velde, il est a priori difficile de concevoir ou même d’entrevoir la source d’inspiration du maître. Néanmoins, la manière de Rothko, son diagramme — pour paraphraser Gilles Deleuze, sont connus. Il est notoire que Rothko travaillait très longuement ses toiles, qu’il les observait parfois des jours entiers avant de ré intervenir dessus. De sa démarche, on connaît même certains de détails précis, comme la façon dont il utilisait du scotch (adhésif ou ruban de masquage plus exactement) pour définir et travailler les limites de ses toiles et celle de ses célèbres champs colorés. Je ne voudrais pas trop me pousser du col, mais je crois comprendre le mode opératoire du maître et j’y reviendrais d’ailleurs dans un article qui devrait s’intituler La modulation. Il n’en est pas exactement de même en ce qui concerne sa source d’inspiration, sa veine, son filon… J’ai bien sûr trouvé la solution dans les nombreux écrits qui lui sont consacrés.
Sans qu’il soit nécessaire de piocher dans les formules parfois obscures, qui sont reprises comme autant de mantra par tous les historiens d’art en herbe qui sévissent sur le net, on retiendra que Rothko appréciait la littérature, la philosophie et la mythologie grecque. C’était un lecteur assidu de Freud, de Jung, de James George Frazer et de Nietzsche. La Naissance de la tragédie de Friedrich Nietzsche aurait particulièrement compté pour lui. On peut donc considérer, qu’à un moment donné, la mythologie aura constituée sa principale source d’inspiration, son vecteur. Cependant, dès la fin des années quarante il semble difficile d’établir un lien entre ses champs colorés et les légendes grecques. Dans les nombreux sans titre du grand peintre américain l’interaction des formes colorées entre elles et avec l’ensemble, semblent être à la fois la préoccupation et l’unique motivation. Par contre, et tout particulièrement dans ses dernières grandes séries, une formule qu’il affectionnait : « Le seul sujet qui vaille la peine est le tragique et l’éternel », semble prendre tout son sens. On peut penser ainsi à la série Seagram et, davantage encore, à ses toiles gris sur noir conçues à la toute fin des années soixante.

La peinture comme seul moteur, un genre d’exception

Évoquer Bram van Velde et Rothko, c’est évoquer deux artistes rares, car totalement peintres et absolument non figuratifs. Cependant, même pour ces deux peintres détachés de toute contingence, il n’est pas absurde d’affirmer que leur production avait peu de chance de consister sans le moindre apport spirituel, sans que leur âme soit engagée.
La peinture comporte toujours une part importante d’abstraction, mais le professionnel qui ne compose pas d’après un sujet à proprement parler — un portrait, un paysage, une histoire, une bataille — a le plus souvent grand besoin d’une source d’inspiration, même diffuse — les paysages de l’enfance, les vestiges d’un rêve ou d’un cauchemar… Voilà ce que dit Marie Sallantin quand on lui demande quels sont les éléments du monde visible ou d’un monde intérieur qui nourrissent son travail, il me semble qu’il est difficile d’apporter une meilleure réponse à cette question :

« Il existe beaucoup de procédés pour éviter de se confronter… à quoi ? Au vide, au néant, à l’ennui,  à notre condition mortelle donc au temps afin d’y opposer autre chose que l’on porte en soi, un espace à conquérir. »
L’interview de Marie Sallantin

Le peintre trouve sa nourriture spirituelle dans la réalité sensible, dans les civilisations anciennes, dans les légendes contemporaines ou dans les tréfonds de son âme, peut importe, il a besoin de sensations, d’émotions, pour bâtir quelque chose de senti, de nourri, de vivant. Braque, qui a fait la promotion d’une peinture souveraine, d’une peinture détachée de la narration, a d’ailleurs dit ceci :

« Les idées strictement plastiques se sont vulgarisées. Un tas de peintres les emploient gratuitement en ne puisant d’elles que leur aspect extérieur pour des fins différentes, opposées même, la décoration par exemple. »
Georges Braque, cité par Tériade dans la revue des Cahiers d’art de Christian Zervos, 1928

Durant une partie de sa carrière, à l’instar d’ailleurs de Bazaine, de Staël et très vraisemblablement de Rothko, Bram van Velde aura été, en ce domaine, un genre d’exception. Durant certaines périodes de leurs vies, l’unique ou en tout cas l’essentiel sujet de ces artistes aura bien été la peinture. Une source de motivation distincte, même diffuse, abstraite en quelque sorte — comme la mythologie considérée dans ses substructures et ses embrasements, qui a peut-être alimenté l’œuvre de Rothko dans ses toiles non-figuratives — n’est pas toujours indispensable : une intériorité bien nourrie, bien étoffée, peut se révéler suffisante.
Cependant, bien que l’univers pictural ait compté de nombreux non figuratifs, les artistes bâtis sur le modèle des deux pointures qui viennent d’être évoquées ne sont pas si nombreux. Souvenez-vous d’ailleurs que cette publication ne prend en compte que la fine fleur des peintres, c’est-à-dire les peintres adulés par la profession et les amateurs éclairés. A ma liste resserrée, je n’ajouterai donc que Poliakoff, le Soulages des années cinquante et certaines œuvres de Klee et de Motherwell. À tous les coups j’oublie du monde… Kandinsky bien sûr… Tiens ! Et Kline ? Pensez-vous in petto.

Kline Franz, Sans titre, 1958, huile sur toile, 124,5 x 191 cm, Staatsgalerie Stuttgart, Stuttgart

Kline Franz, Sans titre, 1958, huile sur toile, 124,5 x 191 cm, Staatsgalerie Stuttgart, Stuttgart

En observant le Sans titre de 1958 de Franz Kline, il me vient de suite à l’esprit que le rapport des masses claires et foncées est ajusté de façon particulièrement aiguë, que l’ensemble est inscrit, calé, dans les limites d’une toile parfaitement plane, une toile qui respire, qui vibre et génère une puissante sensation lumineuse. Dans un deuxième temps seulement, j’ajouterai que cette toile semble clairement non-figurative. Pourtant, on sait que Kline ébauchait des petits croquis dans un registre industriel ou architectural, avant d’en projeter certains dans des dimensions démultipliés et de les reproduire, c’est d’ailleurs un secret de Polichinelle :

« Les ponts, les tunnels, les bâtiments, les moteurs, les chemins de fer et d’autres images architecturales et industrielles sont souvent mentionnés comme sources d’inspiration de Kline. (…) Il préparait beaucoup de croquis d’ébauche, généralement sur les pages d’annuaires téléphoniques usagés, avant d’aller faire son travail « spontané ». »
https://fr.wikipedia.org/wiki/Franz_Kline

Kline avait donc lui aussi une source d’inspiration, un filon. Il ne conjuguait pas spontanément les masses claires et foncées sur leur support définitif, il n’était pas en prise directe avec ses grandes orchestrations. Ne voyez là aucune forme de jugement : selon l’époque et l’environnement dans lequel on a grandi, selon la formation que l’on a reçue, il peut être extraordinairement difficile de sortir une toile — cohérente et animée d’une vie mystérieuse — sans autre médium que la peinture elle-même. Je défends donc ou plutôt je maintiens l’idée que les peintres non figuratifs, si l’on peut d’ailleurs réellement parler de non figuration, existent mais ne sont pas légion. De plus, c’est seulement à un certain moment de leurs vies que la peinture est devenue leur sujet et pratiquement leur seule source d’inspiration.

Le peintre et l’amateur de peinture

Ces considérations sur les peintres non-figuratifs ne portent pas préjudice à l’œuvre des protégés de la maison qui travaillent ou ont travaillé avec le sujet pour allié. En effet, chez ces derniers l’expression plastique excède et coiffe aussi bien la narration que les théories artistiques. Pour illustrer ce point particulier quoi de mieux qu’une petite huile de Seurat ?
Dans la simple mesure où la logique picturale le réclamait, le noir, banni de la palette des impressionnistes pur sucre et plus encore de celle des divisionnistes, donne l’assise et le contraste principal, le parti, de cette remarquable composition.

Seurat Georges, Vue de la Seine, 1882–83, huile sur bois, 15,9 x 24,8 cm, Metropolitan Museum of Art de New York

Seurat Georges, Vue de la Seine, 1882–83, huile sur bois, 15,9 x 24,8 cm, Metropolitan Museum of Art de New York

L’horizon de cette longue dissertation ne varie pas, il s’agit encore et toujours d’une tentative pour mieux comprendre et apprécier la peinture. La question qui se joue dans ce passage est la suivante : dans quelle mesure la peinture peut-elle constituer le sujet principal du tableau ?
À cet égard, il était indispensable de se soucier du point de vue des artistes. Après mûre réflexion, j’ai émis l’hypothèse suivante : les taches colorées comme seul sujet et comme seule source d’inspiration constituent une voie incertaine, peut-être même chimérique, pour le praticien. Cependant, il est un point plus important que ce diagnostic, un principe qui le surclasse : depuis toujours, figuratif ou non, le peintre avéré donne l’absolue priorité aux taches colorées.
C’est pourquoi, dans cette thématique d’une peinture sans filtre, c’est le point de vue de l’amateur de peinture qui prime. La véritable question, celle qui compte, est la suivante : pour ceux et celles qui regardent les tableaux, la préoccupation première, le véritable sujet, n’est-il pas la peinture elle-même, l’orchestration des surfaces colorées dans un format donné ? N’est-ce pas d’ailleurs dans cette seule mesure qu’il est possible d’apprécier les reproductions, très différentes, qui illustrent ce papier ?

Très concrètement !

Nicolas Poussin, Saint Jean baptisant le peuple, huile sur toile, 120 cm x 94 cm, le Louvre, Paris

Nicolas Poussin, Saint Jean baptisant le peuple, huile sur toile, 120 cm x 94 cm, le Louvre, Paris

Afin d’illustrer très concrètement le principe d’une peinture que l’on regarde comme le sujet essentiel du tableau, je ne vous proposerais ni un Rothko, ni un Bram van Velde, mais une huile de Nicolas Poussin. Je n’ai pas l’ambition démesurée de faire une analyse exhaustive, consistante en tout cas, de ce tableau. J’ai simplement l’idée de donner le point de vue du peintre préoccupé — avant toute chose — par la conjugaison des formes et des couleurs dans un format donné. On verra par là qu’il est possible de distinguer nettement, de séparer même, la peinture de la narration, de l’histoire ou de la philosophie, et de tous les prétextes dont on la pare habituellement.

Je connais bien Saint Jean baptisant le peuple, c’est une toile qui m’arrêtait systématiquement durant mes longues marches au Louvre. Je l’ai ainsi observée à de nombreuses reprises. J’ai acheté une reproduction de ce tableau, une petite carte postale que je gardais pieusement depuis 15 ou 20 ans. Lorsque j’ai retrouvé cette carte au hasard d‘un rangement, alors que je n’avais pas revu l’original depuis plus de cinq ans, elle a ressuscitée pour moi la magie du tableau lui-même. C’est la reproduction d’un Poussin exemplaire, un Poussin qui donne toute la mesure de la peinture, de ses moyens, de son mystère, de son épaisseur, de sa beauté.
Interrompant mon rangement, j’ai fais deux copies au crayon de cette reproduction. Je l’ai dessinée à l’envers, de manière à me préoccuper uniquement de la composition. En travaillant ainsi on ne prête pas attention au sujet et cette toile se lit parfaitement sans que l’on se préoccupe une seconde de ce qu’elle peut représenter. C’est exactement la marque des grands peintres : tout dans cette œuvre existe et se justifie sans qu’il soit nécessaire d’en comprendre la signification.
La recherche d’un accord règle ce tableau. Le parti, l’accent n’est d’ailleurs pas mis sur Saint Jean lui même, ce sont des personnages vraisemblablement moins importants qui, par le truchement des tons, sont mis en avant. L’ordre et l’équilibre des différentes parties composant le tableau, réclamaient sans doute que la couleur de Saint Jean et des personnages les plus proches soit retenue, comme amortie si l’on veut. C’est pourquoi, avant de lire — enfin — le titre de l’œuvre, je n’avais pas réellement prêté attention au personnage central de la composition, à Saint Jean lui-même. Mieux vaut pour moi que de telles déclarations ne viennent pas aux oreilles des élèves de l’Ecole du Louvre, ils se masseraient devant ma porte pour me jeter des cailloux.

Ce tableau, revenons-en à l’essentiel, est à la fois simple et riche. Riche, car il comporte une grande variété de détails, et simple, car l’ensemble est parfaitement réglé et tous les détails sont maîtrisés. Comme l’écrit Matisse, Poussin ne crée t-il pas « un arbre avec seulement 25 ou 30 feuilles ».
Matisse Henri, Propos et écrits sur l’art, Savoir, Hermann, 1993

La composition est donc achevée, il est possible, sans s’y perdre, d’observer les multiples correspondances entre toutes les parties de la toile. Ce tableau de Poussin constitue aussi une excellente occasion d’évoquer « le sujet et le fond ». En matière de peinture on ne distingue pas ces deux éléments. Les différentes parties du fond appartiennent à la toile et sont solidaires de tous les éléments qui entrent dans la composition. Ainsi le bouquet d’arbres, situé à gauche de la toile, n’a rien d’un élément décoratif. D’une part, il charpente fortement la composition, d’autre part, il évite que le haut du tableau soit « en creux », bascule  par rapport à la moitié inférieure. C’est pourquoi le ciel n’apparaît pas comme une zone qui s’éloigne, mais est ramené au plan, garantissant ainsi la solidarité des différentes parties de l’œuvre, sa cohésion.

Il y a encore cette symphonie de couleurs, dont toute la mesure de Poussin n’empêche pas l’intensité. On la doit à ces bleus et ces orangés, qui s’accordent avec éclat, comme sertis dans la masse des gris colorés. Le placement, côte à côte, d’une couleur et de sa complémentaire (le bleu et l’orangé, le jaune et le violet) « exalte » l’une et l’autre, c’est le principe du contraste simultané établit par Chevreuil, mais pressenti et utilisé depuis que la peinture existe. La juxtaposition de deux complémentaires n’est d’ailleurs pas une méthode infaillible : l’intensité de leur rapport peut servir, mais aussi perdre la toile. Les bleus utilisés par Poussin sont franc, mais les orangés, qui y répondent, sont employés de façon plus nuancé. On le voit nettement, même sur cette pauvre reproduction, l’orange correspond à une gamme de tons, qui va d’un rouge nuancé de jaune à un ocre jaune. Poussin évite ainsi la dissonance, la fausse note, mais les deux couleurs s’accordent et ce rouge nuancé, cet orangé, n’en rehausse pas moins le bleu. A doses comparables, le mélange de deux complémentaires donne du gris, c’est-à-dire un ton achromatique. Si le rapport de ce gris et des autres couleurs fonctionne, s’il trouve sa place dans l’ensemble, c’est qu’il constitue le temps de repos, le silence indispensable à l’orchestration de la toile. Il peut affirmer aussi, sans la détruire, la force des autres étendues colorées. C’est exactement ce que l’on observe dans ce tableau où les gris constituent un genre d’écrin au regard des juxtapositions de d’orangés et de bleus. On remarque aussi que Poussin ne fraie pas avec l’achromatisme, qui signifierait l’absence de couleur, mais qu’il joue sur des gris colorés, tirant tantôt sur le bleu, tantôt sur le rouge, auxquels s’ajoutent des bruns et des ocres. Il créé ainsi une gamme colorée harmonieuse et forte : l’accord est parfait !

 
DJLD – La peinture comme sujet – avril 20

2 réflexions au sujet de « La peinture comme sujet »

  1. Sallantin marie

    Le sujet dans la peinture est une question plus difficile qu’il n’y parait et cette réflexion sur ce site témoigne de sa richesse et complexité. Bravo! « car on peut mal interpréter! Dans le tableau de Poussin ici choisi, regardons ne serait-ce que le langage des mains….assez incroyable! Une ligne de plus à étudier dans la composition, surtout que cela a moins intéressé les modernes bien trop occupés par leurs découvertes énormes qui ont bouleversé l’art de peindre.

    http://www.sallantin.fr

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