La leçon
Il y a longtemps maintenant, j’ai la chance de rencontrer un enseignant, un « passeur », quelqu’un qui a dessillé mes paupières et celles de nombreuses personnes dévorées par l’idée de peindre et de dessiner. Je compte revenir sur la nécessité de la transmission et lui rendre un hommage plus appuyé, mais, de cet épisode, je ne retiendrais maintenant que ce qui peut servir ce billet consacré au format.
Il y a longtemps maintenant, je dessinais sans discontinuer, je me contentais cependant de représenter ce que j’avais sous les yeux et de me chercher un style. J’étais sans doute habile, mais j’étais ignorant et l’on me reconnaîtra, tel que j’étais, dans ce texte de Roger Plin :
« Un certain nombre d’élèves, qui ont déjà quelque pratique et qui se sont lassés de copier stupidement les choses, sentent qu’ils ont mieux à faire que de rivaliser avec la photographie. Ils cherchent donc un procédé d’interprétation (…) Mais tout leur effort (car ils se donnent souvent bien de la peine) n’aboutit qu’a substituer à un travail banal, mais au fond, honnête, une reproduction qui est prétentieuse et mensongère. Leur contresens consiste à croire qu’il leur suffit de glisser entre la chose et l’œil un certain verre déformant pour recevoir la réalité toute interprétée. »
Plin Roger, Notices techniques : Nature morte et paysage, L’étude de la nature, L’étude des dessins de maîtres, Le dessin de mémoire, D.I.N.T.
Tout auréolé des lauriers que quelques proches m’avaient tressés, je n’étais alors guère enclin à écouter les conseils. J’ai pourtant présenté mes travaux à celui qui allait nous ouvrir la voie étroite de la peinture et cette première correction à suffit à entamer mon mental de carnassier. Je sentais confusément que toutes ses remarques étaient justes, qu’il y avait dans ses propos quelque chose d’inéluctable dont tout mon acharnement ne pourrait me sauver. Tout comme les autres élèves, j’ai donc suivi ses directives.
N’imaginez pas cependant quelques enfants de cœur suivant un bon berger. Mes ex-condisciples étaient pour la plupart dotés d’un caractère bien trempé. Je les connais bien car certains sont devenus mes comparses pour plus de deux décennies. Ils ne se seraient pas ralliés à un improbable discours, à des effets d’annonce, ils étaient en quête des réalités du métier, ils attendaient des critères et des indications qui se vérifieraient dans leur pratique et dont ils trouveraient trace dans le travail des peintres qu’ils admiraient.
La première règle du patron était cruelle, mais édifiante : nous devions inscrire les modèles dessinés dans des limites. J’avais appris auparavant à dessiner de manière globale, à aller de l’ensemble vers le détail, mais je contrôlais les dimensions de l’ensemble de façon approximative. Cette fois je devais anticiper les dimensions d’un modèle, du sommet à la base, et m’y tenir, vraiment. D’autre part, nous devions tenir compte du format du papier. En effet, tout élément dessiné sur une page ne doit pas être placé approximativement, il doit s’inscrire dans le format du papier. Une figure, par exemple, doit non seulement être maîtrisée dans ses dimensions, mais aussi être mis en relation, en correspondance, avec les limites de la page.
Alors que je dessinais des corps, des mains, des visages, des objets, des lieux, sans discontinuer et depuis des années, j’étais désarmé dès lors que je devais respecter ces principes.
Je venais de butter sur un des fondamentaux du dessin et de la peinture, la notion de format. C’est une notion dont je mesurais mal l’importance, mais il me fallait dorénavant prendre en compte les limites du support dans lequel s’inscrivait ma composition.
La peinture se joue dans des limites
Qu’est-ce que ça veut dire travailler dans des limites, qu’est-ce que ça implique ?
Il semble approprié de ne pas négliger cette question dès lors que l’on veut peindre ou comprendre, dans toute la mesure du possible, la peinture. Bien sûr, les peintres ou même les maquettistes, les graphistes et les photographes prennent en compte le format et se soucient des limites, mais parlons peinture et endossons pour l’instant le costume du débutant. Si, pour une raison quelconque, vous souhaitez vous affranchir du format mieux vaut auparavant en avoir éprouvé le principe.
Une fleur ou un visage, placé presque au hasard sur la toile, un motif qui vient comme il vient, comme la mouche vient sur nez ou encore sur le front, reste une fleur ou un figure, mais ne fait pas un tableau. Dans ce cas, le motif et le tableau ne sont pas liés, ce sont deux éléments distincts qui ne partagent rien.
Le motif, qu’il se donne comme abstrait ou figuratif, doit s’inscrire dans les limites du tableau. Je ne veux pas dire par là que tous les éléments représentés doivent être intégralement contenus dans la surface du tableau. Je ne pense ni au massicot, ni même au cadrage. Je pense plutôt au peintre qui travaillant le bas de son tableau n’oublie pas pour autant le haut. Il sait que chacun de ses coups de pinceau engage l’ensemble de son travail, que chaque tache est en relation avec les limites de la toile. De cet ensemble de rapports naît l’expression plastique : la tension, l’étendue, l’accord coloré, la densité, l’équilibre… Comme la boxe se pratique sur un ring, le jeu d’échec sur un échiquier, la peinture se construit et se déploie dans un format déterminé.
Une citation que je viens de noter est susceptible de donner une idée des enjeux portés par le format, d’en révéler les subtilités. On se gardera, bien sûr, d’assimiler le format à une « coupe franche », mais, si brillant soit-il, l’auteur du texte en question n’a jamais été confronté concrètement à la prise en compte d’un format. À l’exception de ce rapprochement hasardeux, le texte éloquent de Florian Rodari, qui concerne un des tableaux de Bram van Velde, pourrait s’appliquer à toute peinture qui module la couleur et la lumière dans un format donné :
« Cette toile de 1923 est par ailleurs exemplaire de l’intérêt porté par le peintre aux limites du tableau. On n’a pas suffisamment pris garde, peut-être, au rôle primordial que jouent les marges dans cette peinture, à quel point elles infléchissent les formes au sein de la composition et délimitent le quota de la couleur autorisée à occuper la surface sans jamais l’excéder. Le format choisi et la coupe franche que celui-ci opère au sein de l’image, en plus de forcer la réponse, jouent également le rôle de la butée, de ressort chargé de relancer la dynamique du tableau. »
Florian Rodari, Notes pour un voyage au centre de la peinture de Bram van Velde, dans Bram Van Velde, Catalogue de l’exposition du 19 octobre 1989 au 1er janvier 1990, Centre Georges Pompidou, collection Classiques du XXe siècle, Paris, 1989
Prendre en compte le format
S’il vous vient l’envie de pratiquer le dessin ou la peinture et de travailler d’après nature, essayez la méthode qui suit. Avant de commencer, fixez le format et anticipez la disposition des éléments qui vont s’y inscrire. Faites un rectangle de vos mains et observez le motif à travers ce rectangle ; modifiez les proportions du rectangle, déplacez vous, jusqu’à sentir que vous pouvez tenter quelque chose. Il s’agit de faire un choix parmi toutes les propositions offertes par l’environnement, mais il n’est pas question de simplement découper un morceau de réalité. Pour reprendre une expression de Gilles Deleuze, il s’agit de « capturer une force ».
Deleuze Gilles, Sur la peinture, www.youtube.com, mis en ligne en 2012 par SocioPhilosophy, Séance 2
Vous êtes en quête d’un mécanique plastique, en tout cas d’un germe, d’une promesse. Pour en tirer parti, n’oubliez pas les limites que vos mains ont tracées. Vous tenez peut-être votre composition, mais la belle mécanique pressentie réclame un format pour consister.
Un format très allongé, horizontal ou vertical, un ovale, un triangle, pourquoi pas, peuvent s’imposer ou, en tout cas, vous convenir. Après avoir fait le choix du format, vous devez y inscrire votre travail. Tous les éléments du dessin ou de la toile doivent êtres situés les uns par rapports aux autres, mais aussi en fonction de la surface du support. Ne distinguerait-on qu’un petit élément dans cet espace, il ne doit pas « flotter », il doit être à sa place, en résonance avec les limites que vous avez déterminées.
La force d’expansion de la composition ne s’arrête pas — bien sûr — aux bords de la feuille de papier ou de la toile. Si le format et les éléments plastiques qu’il contient sont liés, le tout ainsi constitué est susceptible de rayonner au delà de sa propre surface. C’est pourquoi Matisse a écrit :
« Le dessin doit avoir une force d’expansion qui vivifie les choses qui l’entourent. »
Matisse Henri, Propos et écrits sur l’art, Savoir, Hermann, 1993
Le dessin et la peinture sont liés, nous en avons parlé dans un article intitulé Le noir ou la couleur, mais dans tous les cas prenons en compte le format, c’est le préalable de toute aventure plastique.
Même si certains perçoivent presque instinctivement cet impératif, il reste flou et difficile à établir pour la majorité d’entre nous. Insistons encore, l’exemple du portrait devrait être parfait.
La réalisation de portraits n’a rien d’une évidence, c’est une pratique susceptible d’entraîner de multiples réflexions, mais, dans le cadre de ce petit exposé, on retiendra seulement que la figure constitue le motif essentiel du tableau. Il est sans doute facile de concevoir que cette figure, ce visage ne peut être situé n’importe comment sur ce support, il doit être placé précisément, « calé » dans les limites du support. Faute de quoi il restera, en quelque sorte, étranger à celui-ci. Ce principe se vérifie lorsque l’on observe certains dessins où un visage, une tête vient s’inscrire sur une feuille de papier dont les dimensions lui sont nettement supérieures. Il faut alors que le dessin de cette tête établisse de justes rapports avec les zones blanches — du moins exemptes d’éléments significatifs, et qu’il soit ainsi en relation avec la totalité de la surface de papier.
C’est bien dans cette idée, qu’un de nos champions, un membre de la liste, s’inquiétait à propos de quelques uns de ses dessins :
« Si vous les présentez encadrés, n’enlevez rien à la feuille de papier, l’espace du blanc est très important pour chaque feuille »
Nicolas de Staël, Lettre à Théodore Chempp, Paris, décembre 1950
DJLD, Le format – au 9 août 18
Ce n’est pas là que le récit sensible d’une expérience personnelle au long cours, nécessairement éprouvante et teinte d’émotion sur le plan intellectuel comme sur le plan pratique. C’est aussi un texte qui sait faire surgir des citations percutantes et des reproductions finement choisies, texte qui en dira long à ceux qui ont suivi semblable cheminement pour leur compte, qui devrait conforter et orienter dans le bon sens ceux qui se sont attelés à ce qui concerne le dessin, quels que soient leurs doutes intimes, texte enfin qui serait digne de déclencher des vocations chez de jeunes consciences enclines à s’orienter dans la voie d’une expression visuelle quelle qu’elle soit. Merci pour cela.
Jean-Marc