Le noir est une couleur

Matisse Henri, Intérieur au violon, 1918, huile sur toile, 116 x 89 cm, Museum for Kunts, Copenhague

Matisse Henri, Intérieur au violon, 1918, huile sur toile, 116 x 89 cm, Museum for Kunts, Copenhague

Ce passage consacré à la couleur noire est à distinguer d’un papier intitulé Le noir ou la couleur qui traite des liens étroits qui existent entre le dessin et la peinture. Il  est question ici de  la place du noir dans la palette du peintre ou du pigment noir au contact avec les autres pigments. Ce point devrait intéresser ceux et celles qui aiment la peinture pour les qualités qui lui sont particulières (la couleur, l’espace, la lumière des tableaux), en tout cas il appelle toute leur attention.

Mais, laissons le coloriste s’avancer, c’est le premier rôle de la pièce qui va se jouer maintenant, pour le présenter, le personnifier, j’ai choisi Matisse.
À l’instar de Rothko, de nombreux peintres vénèrent Matisse, ils l’ont vu, ils le voient, comme la meilleure des références. Les conservateurs de musée, les commissaires d’exposition, les critiques, les professeurs d’arts plastiques, les commentateurs spécialisés… Tous les spécialistes aiment Matisse. Le public, qu’il soit ou non féru de peinture, en raffole. En réalité, Matisse fait l’unanimité et son succès persiste ou plutôt s’amplifie, c’est quelque chose qui dépasse tout.

Matisse Henri et son modèle - Place Charles-Félix, Nice, 1928 © Succession H. Matisse - Photo : Archives Henri Matisse / D.R.

Matisse Henri et son modèle – Place Charles-Félix, Nice, 1928 © Succession H. Matisse – Photo : Archives Henri Matisse / D.R. – Photo recadrée

Au risque de faire diversion, j’ouvre ici une parenthèse. En effet, le moment me semble bien choisi pour tenter de saper ce cliché qui veut que l’artiste authentique soit le plus souvent un grand malade, un vrai cinglé. Matisse, parfois surnommé le professeur, était un artiste réfléchi, méthodique, un brin austère. Monet, un autre baron du domaine pictural, ne va plus tarder. Il a lui aussi les pieds sur terre, n’a-t-il pas déclaré :

« Que peut-il y avoir à dire, je vous le demande, d’un homme que rien au monde n’intéresse que sa peinture – et aussi son jardin et ses fleurs ? »
https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Monet

Ainsi l’artiste n’est pas fatalement un farfelu ou un illuminé, comme le veut la doxa depuis quelques décennies. En me référant à la doxa, à la vox populi, je pense très exactement à l’impact des  images d’Épinal — des nouvelles images d’Épinal, véhiculées par les films et les séries. Dans ces productions, souvent américaines, comme Six Feet Under ou desperate housewife, l’artiste — pour exister en tant que tel — doit cultiver une belle névrose et y chercher la matière de son œuvre. C’est un peu le crédo des écoles d’art présentées dans ces fictions. Les élèves moins méritants devront se contenter de l’extravagance ou d’un caractère impossible.
Dans une certaine mesure, une passion sans limites pour les taches colorées peut être regardée comme une pathologie. La question sera d’ailleurs débattue dans La souffrance et la jubilation, une section à venir de ce petit traité. Mais, voilà ce je veux avancer dans l’immédiat : les tourments n’ajoutent pas forcément grand chose à la vitalité d’expression et, par dessus tout, l’excentricité ne doit pas être confondue avec la singularité.
Cet aparté bouclé, revenons au sujet de ce billet et voyons tout d’abord L’Algérienne de Matisse.

Matisse Henri, L'Algérienne, 1909, huile sur toile, 81 x 65 cm, Centre pompidou, Paris

Matisse Henri, L’Algérienne, 1909, huile sur toile, 81 x 65 cm, Centre pompidou, Paris

Rappelons déjà qu’il est possible de définir un ton sur la base de trois valeurs : la teinte (la couleur elle-même), la saturation (la pureté de la couleur) et la luminosité (la clarté de la couleur). Certaines parties de la toile de Matisse comportent ainsi des plages de même teinte,  mais de luminosité différente : ocre-rose clair et ocre-rose foncé pour le cou, bleu clair et bleu foncé pour la robe, rouge vif et rouge très foncé pour l’accoudoir. C’est pourquoi, dans ce célèbre tableau, la lumière nait parfois de l’agencement et de la graduation de tons clairs et de tons foncés.
Cependant, L’Algérienne n’en est pas moins l’œuvre d’un coloriste. La sensation lumineuse ne naît-elle pas aussi, et peut-être avant tout, du rapport des surfaces colorées ? C’est-à-dire du contraste entre le rouge et le bleu, entre le rouge et le jaune — et, nous y voilà — du contraste entre le rouge et le noir, l’ocre rose et le noir, le jaune et le noir… Cette observation est fondée si, et seulement si, le noir peut être reconnu et utilisé comme une couleur.

Le Tintoret, Jacopo Robusti dit il Tintoretto, Le transfert du corps de Saint-Marc, 1562-1566, huile sur toile, 398 x 315 cm, Gallerie dell’Accademia, Venise

Le Tintoret, Jacopo Robusti dit il Tintoretto, Le transfert du corps de Saint-Marc, 1562-1566, huile sur toile, 398 x 315 cm, Gallerie dell’Accademia, Venise

« Renoir eut un sursaut :
« Le noir, une non-couleur ? Où avez-vous encore pris cela ? Le noir mais c’est la reine des couleurs ! Tenez, voyez donc là cette Vie des peintres. Cherchez Tintoret… Passez-moi le livre ! »
Et Renoir lu : « Un jour qu’on demandait à Tintoret quelle était la plus belle des couleurs, il répondit: la plus belle des couleurs c’est le noir ! »

— Moi. Comment vous prônez le noir, vous qui avez remplacé le noir d’ivoire par du bleu de Prusse ?
— Renoir. Qui vous a dit cela ? J’ai toujours eu en horreur le bleu de Prusse. J’ai bien essayé de remplacer le noir par un mélange de rouge et de bleu, mais j’employais alors le bleu de cobalt ou le bleu d’outremer, pour revenir, en fin de compte, au noir d’ivoire. » »
Ambroise Vollard, La vie et l’œuvre de Pierre-Auguste Renoir, extrait d’une publication numérique proposée (ou piratée) par Google Livres, date et lieu de la publication originale : 1919, Paris

En matière d’expression visuelle et tout particulièrement de peinture, le noir peut être considéré comme une couleur. Il s’agit d’un axiome cher au métier. Tout comme Renoir, Matisse était très attaché à cette idée, il a, par exemple, dit ceci :

« L’emploi du noir comme couleur au même titre que les autres couleurs : jaune, bleu ou rouge, n’est pas chose nouvelle. Les Orientaux se sont servis du noir comme couleur, notamment les Japonais dans les estampes. Plus près de nous, d’un certain tableau de Manet il me revient que le veston de velours noir du jeune homme au chapeau de paille est d ‘un noir franc et de lumière. (…) Mon panneau des Marocains ne porte-t-il pas un grand noir aussi lumière que les autres couleurs du tableau ? »
Matisse, Derrière le miroir (Revue éditée par Aimé Maeght),  n°1, décembre 1946

Au sens strict ou plutôt physique du terme le noir correspond à l’absorption de toutes les couleurs du spectre ou à l’absence de lumière ; la lumière naturelle étant la combinaison des couleurs du spectre (couleurs dites fondamentales). Le pigment noir, qu’il soit d’ivoire, de mars ou encore de vigne, a été utilisé et le sera encore pour assombrir certaines parties de la composition. Cependant, les peintres le savent bien, amener un noir intense, un « noir de lumière » comme l’a dit Matisse, en quelque sorte un noir qui soit une couleur et non une ombre n’est pas une chose aisée.

Pour étoffer mon laïus, j’ai choisi Monet. Voici Rouen, bateaux glissant sur la seine, une toile datée 1872-73, c’est-à-dire synchrone, à quelques mois près, avec Impression, soleil levant — cette toile emblématique, fondatrice en quelque sorte, du mouvement impressionniste. Le choix de Rouen, bateaux glissant sur la seine n’est donc pas le fruit du hasard. En effet, il est souvent certifié que le noir a été banni par les impressionnistes, tout particulièrement par Monet, réputé pour l’avoir exclu définitivement de sa palette. Il est vrai, qu’avant d’emprunter chacun des voies distinctes, les acteurs de ce courant ont tenté et parfois réussi à remplacer le noir par des teintes naturellement foncées comme le violet ou certains bleus. Cependant, et à de nombreux moments de sa longue carrière, la palette de Monet comprend bien le noir.

Monet Claude, Rouen, bateaux glissant sur la seine, 1872-1873, huile sur toile, 37,7 x 46 cm, National Gallery of Art, Washington

Monet Claude, Rouen, bateaux glissant sur la seine, 1872-1873, huile sur toile, 37,7 x 46 cm, National Gallery of Art, Washington

Dans Rouen, bateaux glissant sur la seine, le noir fait masse et contraste, mais ce n’est pas une teinte utilisée pour assombrir, c’est tout simplement la couleur des bateaux. Remarquez que Monet nuance et étend ce noir à d’autres zones du tableau ; comme cela a déjà été relevé dans le cours de cette longue dissertation, il faut éviter d’isoler une couleur. Dans ce tableau le noir n’est pas l’absence de couleur ou l’obscurité, c’est une des couleurs de la palette, un des pigments utilisés par Monet.

Trois siècles auparavant, dans un registre que l’on pourrait cette fois apparenter au fameux clair-obscur, voici une œuvre du Titien : le Portrait d’Alfonso d’Avalos. Je ne m’avancerai pas beaucoup, en écrivant que cette toile, qui a été exposée au Louvre pendant plus de dix ans, est un des sommets de la peinture.

Tiziano Vecellio, dit le Titien, Portrait d'Alfonso d'Avalos, 1576, Huile sur toile, 110 x 84 cm, J. Paul Getty Museum, Los Angeles

Tiziano Vecellio, dit le Titien, Portrait d’Alfonso d’Avalos, 1576, Huile sur toile, 110 x 84 cm, J. Paul Getty Museum, Los Angeles

La surface sombre du haut de la toile, qui tourne et se prolonge sur la droite, puis dans le bas du tableau, est bien plus que la pénombre. Pour paraphraser la célèbre formule d’Émile Bernard, avant d’être une zone d’ombre, c’est une surface plane recouverte de couleur qui interagit avec les autres surfaces de la toile et en est indissociable. Voyez maintenant la cuirasse. Les noirs intenses s’accordent avec les bruns et les rehaussent. Le rapport entre ces différents tons peut-être lu comme un contraste de valeurs, mais c’est d’abord un rapport de teinte, de couleur, qui se joue entre le noir et les différents bruns. Le parti amené magistralement par le Titien — et magistralement semble ici un bien pauvre mot — est mis sur le visage d’Alfonso d’Avalos, auquel fait écho celui de l’enfant. Le noir, en quantité importante, est pour beaucoup dans la puissance et l’harmonie de cette totalité plastique, et, s’il s’agissait d’une non-couleur, cette toile n’existerait ni ne consisterait.

J’imagine que ce principe est difficile à entendre pour ceux et celles qui connaissent la nature physique de la lumière. Ayons cependant à l’esprit que la peinture n’est pas et n’a jamais été la copie ou l’écho du monde visible. Comme cela sera largement développé dans La peinture sans filtre, il faut considérer les tableaux eux-mêmes et ne pas les rapporter au fragment de réalité qui a pu les inspirer.

Francisco de Zurbarán, Plat avec citrons, panier avec oranges et tasse avec rose, Vers 1633, huile sur toile, 60 × 107 cm, Norton Simon Foundation, Los Angeles

Francisco de Zurbarán, Plat avec citrons, panier avec oranges et tasse avec rose, Vers 1633, huile sur toile, 60 × 107 cm, Norton Simon Foundation, Los Angeles

Parmi les innombrables tableaux peints entre la pré-renaissance et l’époque dite moderne, où le motif vient s’inscrire sur une surface noire, je vous propose ce tableau de Zurbaran. Le noir, dans son intensité et dans son rapport aux tons de la toile, devrait vous apparaitre comme une couleur et, peut-être comme une « couleur de lumière », pour reprendre une fois encore cette expression de Matisse à jamais paradoxale pour l’amateur de physique invétéré.
En réalité, quelque soit l’époque et la manière, bien des toiles peuvent illustrer le postulat défendu dans ce billet.

Piero della Francesca, Portrait de Sigismond Pandolfo Malatesta, 1450-1451, huile et tempera sur bois, 44,5 x 34,5 cm, musée du Louvre, Paris

Piero della Francesca, Portrait de Sigismond Pandolfo Malatesta, 1450-1451, huile et tempera sur bois, 44,5 x 34,5 cm, musée du Louvre, Paris

Quand je pense à ces innombrables tableaux peints entre la fin du moyen-âge et l’époque dite moderne, je pense souvent à la première renaissance et à ces portraits où le noir entre en quantité importante. Je pense ainsi à Giovanni Bellini ou à Piero della Francesca. Le commentaire du Portrait de Sigismond Pandolfo Malatesta, peint par ce dernier, pourrait être identique au commentaire précédent, destiné à la toile de Zurbarán. Malgré tout, le tableau de Piero fait preuve de plus de cohésion, d’unité. Selon une méthode rapportée dans La peinture qui tient, on le remarque en regardant alternativement les deux reproductions.

En cliquant la reproduction du Portrait de Sigismond Pandolfo Malatesta, et donc en l’agrandissant, vous devriez pourtant constater que le traitement de la zone noire est incohérent. Bien entendu, cela n’a rien à voir avec le travail du peintre. Depuis quelques semaines mon scanner laisse des traces dans les parties très foncées de l’image. Sans atteindre un résultat pertinent, j’ai donc reconstitué la zone noire de la reproduction. Paradoxalement, cette image utilisée en l’état devrait nous aider à approcher la peinture dans sa substance. En effet, alors que le rendu de la surface noire est improbable, la composition dans son ensemble fonctionne parfaitement.
L’incident tend à établir — de façon très concrète — que la facture, la touche, l’écriture du peintre en quelque sorte, a nettement moins d’importance qu’on le pense généralement. En matière de peinture, ce sont les rapports des différentes parties du tableau qui comptent et non les différentes parties considérées en elles-mêmes. Là encore c’est Matisse qui a déposé ce théorème, examiné à la fin d’une section consacrée à la composition.
Ce sont donc les rapports du noir avec les ors, les bruns-roux et les ocres clairs, qui font l’invincible beauté du tableau de Piero. Ces couleurs étant bien sûr appréciées dans leur quantité et leur dessin. Dans cet arrangement le noir est une couleur qui avive et fortifie la lumière du tableau.
Ainsi, quelque soit la période évoquée, que le noir soit banni de la palette, qu’il soit utilisé sans modération et parfois idéalisé, comme depuis les années 1950, il doit être reconnu et utilisé comme une couleur. On atteint là la réalité et les enjeux de la peinture, c’est en tout cas l’espoir insensé porté par ce petit traité.

À tout seigneur tout honneur, la démonstration est particulièrement éclatante dans Intérieur au violon et L’Algérienne, les deux tableaux de Matisse qui ouvrent ce billet. La sensation lumineuse nait du rapport intense des couleurs et notamment des surfaces noires avec les surfaces  rouges, bleues ou ocre rose… Dans ces œuvres, le noir est effectivement utilisé comme une couleur ou, plus exactement, le noir est une couleur.

Me tenant quelque part entre ceux qui proclament que tout est clair et ceux qui pensent que rien ne peut être expliqué, je me permets de l’affirmer : la compréhension de la peinture ne se joue pas dans les dates ou les classifications, elle se joue dans ce genre de proposition. Si, dans toute la mesure du possible, l’on veut comprendre la peinture il est important de  considérer le noir comme une des couleurs de la palette et non comme le moyen d’assombrir les autres couleurs.

Pour éclaircir ou foncer les couleurs de la palette, il n’est d’ailleurs pas indispensable de les laver ou de les rabattre, respectivement, avec du blanc ou du noir. Les couleurs de la palette ont des qualités lumineuses, il y a des pigments naturellement clairs comme le bleu de cæruleum ou le jaune de chrome et des pigments naturellement sombres comme le bleu de Prusse ou la terre d’ombre brûlée.
À l’inverse, rien n’interdit de mélanger une ou plusieurs des couleurs de la palette avec du noir. La peinture est une terre de liberté et comme l’a écrit Van Gogh :
« On peut utiliser tous les tons si seulement ils sont à leur place »

Je n’ai malheureusement plus les références de cette citation, mais, en quelques mots, Van Gogh nous offre un sésame pour aborder le pays cher à son cœur, « le pays des tableaux ». Si vous pratiquez la peinture, reste à trouver la place d’un noir intense parmi les autres tons du tableau ; vous le constaterez vite ou vous l’avez déjà constaté, ce n’est pas une sinécure.

 

Desmont, 6.75  Le noir est une couleur, au 02 mai 17

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