Vous serez sans doute d’accord, Les trois croix de Rembrandt sont phénoménales, c’est une œuvre que l’on n’oublie pas. Cependant, vous vous étonnez peut-être de trouver une œuvre en noir et blanc dans le cadre d’une réflexion consacrée à la peinture ?
Nous parlons peinture sans discontinuer, mais le dessin n’est jamais loin. Le moment est donc venu d’évoquer les rapports étroits qui existent entre peinture et dessin. Si le lien entre la gravure et le dessin semble évident, celui qui relie le dessin et la peinture l’est sans doute un peu moins. Le dessin est pourtant inséparable de la peinture, ce sont deux pratiques intriquées. Intriqué est bien le mot juste, celui que je cherchais, mais peinture et dessin intriqués, ça signifie quoi au juste ?
La première réflexion qui vient, c’est que la peinture semble appeler la couleur et le dessin le noir et blanc. On dessine au fusain, au crayon, au bic, à la plume, mais aussi avec des pastels secs ou gras. Le dessin se fait parfois en couleur, quand la peinture se fait parfois en noir et blanc. Peinture et dessins intriqués, cela veut dire que l’on peut dessiner en couleur ou peindre avec le noir pour seule couleur. Le trait noir tisse un ensemble de formes et devient surface, couvrant progressivement la toile à l’exception d’intervalles restés blanc où chemine la lumière.
« Pour subsister au milieu des aspects les plus extrêmes et les plus sombres de la réalité, les œuvres d’art qui ne veulent pas se vendre pour servir de consolation doivent se faire semblables à eux. Aujourd’hui, art radical signifie art sombre, noir comme la couleur fondamentale. Nombreuses sont les productions contemporaines qui ne tiennent pas compte de ce fait et prennent un plaisir puéril aux couleurs. L’idéal du noir est, du point de vue du contenu, l’une des plus profondes tendances de l’abstraction…. »
Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck , 2004, p. 66
Le parti de cette publication est de ne pas se focaliser sur l’époque et le contexte. C’est le moyen, en tout cas l’espoir, d’embrasser la peinture dans sa diversité et dans son unité. C’est pourquoi, de cette brillante rhétorique, nous retiendrons essentiellement la liberté de peindre avec le noir pour seule couleur. L’époque contemporaine chéri le noir, mais le phénomène n’est pas nouveau. Pierre Soulages, c’est bien le moins, sera maintenant notre témoin. A propos des œuvres de la préhistoire, il nous dit ceci :
« (…) ce qui m’émeut, ce qui m’anime, et va loin en moi, c’est sur quoi repose la force de cette présence. Au-delà de la représentation, ce que j’interroge et qui m’atteint directement ce sont les qualités concrètes de la trace, de la forme, de la tache, des contrastes, de la vibration et de la modulation de la couleur, souvent du noir. […] Je crois que cet homme (préhistorique) me ressemble étonnamment, ou plutôt je lui ressemble. Bien sûr il pense et sent d’autres choses que moi mais je reconnais dans cette peinture quelque chose qui m’est proche, présent, fraternel, comme si, malgré nos différences, nous étions incroyablement voisins. »
Pierre Soulages, L’origine de l’art, dans La Recherche, hors série n° 4, novembre 2000
Peinture et dessins intriqués, cela veut dire aussi que le peintre dessine beaucoup. Référons nous aux membres de La Liste, à Raphaël, à Ingres, à Van Gogh, à Seurat, à Matisse, à Kline… Les fanatiques de cet exercice ne manquent pas. Citons Delacroix, qui parle de sa « prière quotidienne » pour évoquer le dessin, et Giacometti qui, quelques siècles après lui, surenchérit : « Ce que je crois, c’est que, qu’il s’agisse de peinture ou de sculpture, au fond il n’y a que le dessin qui compte (…) »
Alberto Giacometti cité par Jean Leymarie dans Le dessin : histoire d’un art, Genève, Skira, 1979, p. XX
Depuis toujours le peintre fait quelques dessins avant de s’attaquer au tableau. Il cherche à définir la structure et la valeur — claire ou foncée — des masses qui vont le constituer. Il lui faut trouver La composition, ce mécanisme qui va donner à son travail une chance de consister. C’est ainsi que David, Picasso ou Staël ont toujours procédé.
« La fluidité de la touche, l’éclat précis de la couleur, l’immédiateté de la saisie s’affirment possibles grâce à la rapidité et la maîtrise des dessins préalables. »
Germain Viatte, Dessins de Nicolas de Staël, publié dans le Catalogue de l’exposition Nicolas de Staël du 12 mars au 30 juin 2003 au Centre Pompidou, édition du centre Pompidou, Paris, 2003, p. 231
Depuis quelques décennies, les peintres qui tachent leur toile d’emblée sont nombreux. L’artiste calcule moins, c’est un aventurier qui entame le blanc de sa toile sans dessin préparatoire. On peut comprendre cette stratégie. Comme Deleuze l’a si bien expliqué, pour éviter le cliché, le « Pourquoi faire ça ? » émis par le spectateur, il faut parfois « passer par le chaos ». Il y a toutefois la phase d’observation, de réflexion ou de rêverie, qui permet au peintre de forger cette vision claire, cette image mentale, dont il a le plus grand besoin avant de se lancer. Mais, cette phase, ce travail « pré pictural », dont nous reparlerons, n’empêche pas toujours « la catastrophe », lors de l’exécution du tableau.
Deleuze Gilles, Sur la peinture, Séance 1, www.youtube.com, mis en ligne en 2012 par SocioPhilosophy
Reste le dessin intermédiaire, ce croquis où l’on tente de ressaisir l’ensemble, de retrouver l’assise et la structure du tableau. Il est susceptible de tirer notre aventurier des marécages où il a pu s’enliser.
Dessin préparatoire ou dessin intermédiaire, il est pourtant difficile de ne pas remarquer que les peintres dessinent moins. J’ai connu des acharnés qui n’utilisaient plus leurs crayons depuis une éternité. Cependant, ils avaient, par le passé, dessiné de longues années. Ainsi l’on peut affirmer que le peintre dessine beaucoup ou a beaucoup dessiné.
Peinture et dessins intriqués, cela veut dire encore que ma toile n’est pas un genre de coloriage, quelque chose comme la mise en couleur d’un dessin. Lorsque je peins, je dessine en couleur ou avec des couleurs. Depuis que les peintres travaillent à l’extérieur de l’atelier, depuis Boudin, depuis Jongkind et la tribu entière des impressionnistes, cette manière de faire semble naturelle et appropriée. Le cinéma l’a bien compris et nous montre le peintre qui, après avoir prélevé sa couleur sur la palette ou directement dans des pots, ébauche son œuvre à grands traits. Cependant la procédure est plus ancienne et, que le pigment et l’huile aient été mixés par le praticien ou que la couleur sorte d’un tube, c’est toujours de cette façon que l’on peint. Peut-on d’ailleurs imaginer Rembrandt, Titien ou Courbet mettant en couleur un genre de canevas ? Études préalables ou pas, c’est directement avec les couleurs de l’ombre et de la lumière qu’ils enlèvent leurs compositions.
Pour établir le lien si tendu qui unit peinture et dessin, un fait doit encore être rapporté. Peut-être faut-il avoir beaucoup dessiné ou être demeuré longtemps dans la proximité des œuvres pour voir le bleu des cyprès et la lumière chaude du soleil dans les dessins de Van Gogh, mais on finit toujours par trouver le chaud, le froid et parfois la teinte, la couleur elle-même, dans les œuvres en noir et blanc. Voici le témoignage de Signac, il concerne les extraordinaires dessins de Seurat et devrait étayer cette affirmation :
« (…) il exécuta quelque quatre cents dessins ; les plus beaux dessins de peintre qui soient. Grâce à la science parfaite des valeurs, on peut dire que ces banc et noir sont plus lumineux et plus colorés que maintes peintures. »
Signac cité par John Russel, dans Seurat, Collection L’univers de l’art, Editions Thames & Hudson, Edition française 1989, p. 14
Le peintre fait des dessins de peintre — il fallait sans doute le préciser, mais qu’il dessine ou qu’il peigne, que l’œuvre soit en couleur ou en noir et blanc, l’esprit qui l’anime ou la fièvre qui l’emporte est la même.
DJLD, Le noir ou la couleur ? – au 26 février 15