L’ensemble

Turner Joseph Mallord William, L'incendie de la Chambre des Lords et des Communes, 1835, huile sur toile, 92,7 × 123 cm, Cleveland Museum of Art

Turner Joseph Mallord William, L’incendie de la Chambre des Lords et des Communes, 1835, huile sur toile, 92,7 × 123 cm, Cleveland Museum of Art

Un tableau, disons un tableau accompli susceptible d’emporter notre adhésion, est un ensemble dont rien ne peut être retranché, ajouté ou modifié. Il s’agit d’un tout indissociable, comme la toile de Turner qui ouvre ce passage.
Là voilà la fameuse « totalité plastique » que la critique — pourtant prompte à suivre des fausses pistes, c’est-à-dire a aimer la peinture pour de mauvaises raisons — a portée aux nues durant la moitié du siècle dernier.
Pensant à certaines toiles, que j’aimais au tout début de mes pérégrinations dans les musées, je m’interroge : que me reste-t-il en mémoire ? Un visage plutôt aimable, de grands yeux noirs, quelques pièces de tissu, un accord de vert et de rouge… C’est-à-dire quelques fragments de peinture. Si je pense maintenant à un tableau de Turner, de Delacroix ou de n’importe quel peintre d’exception, il est vrai que je peux difficilement isoler un visage ou un rapport de couleur… Je vois la toile dans sa globalité et j’en ressens encore la cohésion et la force d’expansion. Seul le photographe, isolant un détail, fera croire au public que de semblables totalités peuvent être dissociées.

Matisse Henri, Le pont Saint Michel, 1900, huile sur toile, 73 x 60 cm, collection privée

Matisse Henri, Le pont Saint Michel, 1900, huile sur toile, 73 x 60 cm, collection privée

Comme à l’accoutumé, c’est dans les tableaux que nous irons chercher la réalité de la notion d’ensemble. La notion est importante, cardinale en quelque sorte, c’est pourquoi la maison vous propose une série de tableaux de tout premier ordre. Ainsi, après la formidable toile de Turner, la deuxième œuvre reproduite est une toile de Matisse. Matisse, un artiste justement très sensible à l’idée de totalité plastique :

« Il arrive un moment où toutes les parties ont trouvées leur rapports définitifs, et dès lors, il me serait impossible de rien retoucher à mon tableau sans le refaire entièrement. »
Henri Matisse, Propos et écrits sur l’art, Savoir, Hermann, 1993

Comme tous les grands peintres, les membres de La liste, le maître ne plaisante pas avec les fondamentaux de sa discipline. Voici donc une deuxième formule de son cru, quelque chose de plutôt catégorique, à propos de la nécessaire cohésion des tableaux :

« C’est au cours des périodes de décadence que l’intérêt majeur de l’artiste s’est porté sur le développement des détails et des formes secondaires. »
Henri Matisse, Propos et écrits sur l’art, Savoir, Hermann, 1993

Nicolas Poussin, Paysage aux deux nymphes, 1659, huile sur toile, 118 × 179 cm, Musée Condé, Chantilly

Nicolas Poussin, Paysage aux deux nymphes, 1659, huile sur toile, 118 × 179 cm, Musée Condé, Chantilly

Dans Paysage aux deux nymphes, une toile du légendaire Poussin, les détails sont maîtrisés et l’ensemble parfaitement réglé. Comme la toile de Turner qui ouvre cet article, il s’agit d’ne totalité indissociable. À cet égard, le meilleur commentaire qui puisse être rapporté, celui qui exprimera le mieux l’idée d’un travail global, n’est-il pas à nouveau une formule de Matisse ?

« Poussin ne crée t-il pas un arbre avec seulement 25 ou 30 feuilles ? ».
Matisse Henri, Propos et écrits sur l’art, Savoir, Hermann, 1993

Picasso Pablo, Mandoline et guitare, 1924, huile sur toile, 140 x 200 cm, Guggenheim Museum, New York

Picasso Pablo, Mandoline et guitare, 1924, huile sur toile, 140 x 200 cm, Guggenheim Museum, New York

Dans un tout autre style, voici une petite merveille : Mandoline et guitare, peinte par Picasso en 1924. Pour reprendre une expression chère à Michel Audiard, Picasso est une épée. En réalité, de nombreux peintres (des divisions entières) disparaitraient illico si leurs travaux étaient accrochés au même mur que les toiles, qu’un certain nombre de toiles en tout cas, de ce géant.
Cependant, si l’on considère la production incommensurable de Picasso, il n’est pas insultant de considérer que son travail est inégal. Son succès était tel que la tête lui a parfois chauffé à moins qu’il n’ait voulu faire tourner celle de ses admirateurs. J’ai ainsi connu quelques amateurs d’art que certaines de ses œuvres laissaient songeurs et même quelques peintres avérés enragés contre lui. En fait, et c’est là où je voulais en venir, quoi que l’on pense de Picasso, chacune de ses toiles, chacun de ses dessins, est un tout indissociable. S’il vous arrive de pester contre le maître, tentez de copier un de ses travaux, tout particulièrement un de ceux qui sont vus, parfois, comme maladroits ou bâclés. Vous constaterez vite à quel point — dans un Picasso, chaque partie est à sa place, liée aux autres parties et indispensable à l’ensemble.

Dans le même ordre d’idée, n’oubliez pas la célèbre formule de Corot : « Je ne suis jamais pressé d’arriver au détail, les masses et le caractère d’un tableau m’intéressent avant tout ». A l’époque où Corot exerçait, il était inconcevable de ne pas arriver au détail. Aujourd’hui, vous êtes libres de négliger le détail et de vous soucier uniquement des masses et du caractère du tableau.

Célébrée par les caciques, la notion d’ensemble  relève-t-elle pour autant de l’évidence ?

Dans les académies d’arts plastiques on trouve, sans les chercher très longtemps, des auditeurs occupés à peaufiner le dessin d’une main ou la courbe d’une hanche. Ils ne se soucient pas ou plus du modèle et de l’espace qui l’englobe, c’est-à-dire de l’ensemble à proprement parler, et perdent ainsi chaque bataille que constitue le dessin d’après nature. Au demeurant, parmi ceux qui dessinent et qui peignent, une tendance — naturelle ou apprise, je ne saurais trancher — consiste à se focaliser sur les détails.
Quand il est question de moduler la lumière et la couleur dans un format donné, de peindre « pour de vrai », cette tendance est une pente fatale… À moins qu’elle ne soit contrariée par un bon enseignant, un enseignant du gabarit de Rémy Aron. Puisqu’il est question du concept d’ensemble, il serait d’ailleurs regrettable de ne pas convoquer ce dernier. Je ne manquerai pas de le faire avant la fin de cet article.

Cézanne Paul, La montagne Sainte-Victoire vue des Lauves, 1902-1906, huile sur toile, 65 x 81 cm, collection privée

Cézanne Paul, La montagne Sainte-Victoire vue des Lauves, 1902-1906, huile sur toile, 65 x 81 cm, collection privée

Après Turner, Matisse, Poussin et Picasso, la maison, dans un accès de générosité qui frise maintenant la folie, vous propose maintenant une œuvre de Cézanne. Ce tableau, La montagne Sainte-Victoire vue des Lauves,  illustre avec éclat le principe dont je dresse actuellement le panégyrique. En outre, il corrobore, mieux que n’importe quel commentaire, la consigne de Roger Plin énoncée un peu plus bas.

L’initiation au dessin et à la peinture n’est pas forcément une sinécure. Il existe ainsi des remèdes un peu amers pour ceux qui s’égarent sur des chemins incertains, c’est-à-dire sur des chemins qui ne mènent pas à la peinture mais à des matières connexes comme la littérature,  la communication, la décoration ou encore l’illustration. Mon professeur, Rémy Aron — cité un peu plus haut et décidément indissociable de ces pages — connaissait bien ces remèdes. Mais, je pense maintenant à Roger Plin, qui était un véritable expert en la matière, un redoutable médecin. C’est ainsi, que dans le cadre d’un stage de peinture, j’ai dû me plier aux consignes de cet intraitable enseignant. Son but, qui ne m’a guère enthousiasmé sur le moment, était de nous faire peindre le paysage sous forme de bandes.

« (…) l’artiste ne doit retenir que le découpage et la mise en place de silhouettes de manière à en extraire un décor plat »
Plin Roger, Notices techniques, Nature morte et paysage, D.I.N.T.

Cette citation ne contient pas l’idée entière que Roger Plin se faisait du paysage, mais elle constitue un piège pédagogique implacable, c’est, très concrètement, l’impossibilité de se laisser prendre par le détail. Il nous faut transposer une réalité complexe sur notre toile. S’agissant de paysage le mot complexe n’est pas trop fort, car, voulant la représenter, nous sommes en réalité perdus au beau milieu de la nature. Il nous faut simplifier, modifier et, en quelque sorte, « plier » tous les éléments du paysage afin qu’ils participent de notre composition.

Même animés par de telles ambitions, nous commettions bien sûr des toiles nettement plus prosaïques que le tableau de Cézanne qui ouvre ce passage. Cependant, un principe essentiel se logeait derrière la consigne apparemment basique de Roger Plin. Un principe qui vaut pour n’importe quelle conception plastique. Il y a longtemps déjà, Baudelaire l’avait compris :

« Un tableau est une machine dont tous les systèmes sont intelligibles pour un œil exercé ; ou tout à sa raison d’être, si le tableau est bon ; où un ton est toujours destiné à en faire valoir un autre ; où une faute occasionnelle de dessin est quelque fois nécessaire pour ne pas sacrifier quelque chose de plus important. »
Baudelaire, Critique d’art, suivi de Critique musicale, Folio essais, 2005, p. 92

Vermeer Johannes, Dianne et ses nymphes, vers 1655, huile sur toile, 97,8 x 104,6 cm, La Haye, Koninklijk Kabinet Van Schilderijen

Vermeer Johannes, Dianne et ses nymphes, vers 1655, huile sur toile, 97,8 x 104,6 cm, La Haye, Koninklijk Kabinet Van Schilderijen

Dianne et ses nymphes est une toile de l’illustre Vermeer. À l’instar des maîtres qui viennent d’être invoqués, Vermeer a donné dans ses tableaux l’exemple magistral de la notion d’ensemble ou de totalité plastique. Si les deux expressions sont appropriées pour exprimer la cohésion de la toile, elles ne sont pas synonymes. La totalité plastique est à relier à l’idée d’aboutissement, à ce moment où, pour paraphraser Matisse, on ne peut rien ajouter ou retrancher au tableau. Quant à l’ensemble, il existe avant que le tableau ne soit achevé ou — pour utiliser le terme approprié — trouvé. Dès l’instant où ses différentes parties sont en place et interagissent, l’ensemble est constitué. Selon cette réflexion de Klee, le tableau peut dès lors être apparenté à un « organisme vivant »:

« Il s’estime comblé si ayant débuté avec quelques éléments bien choisis, il n’a pas à ébranler la construction primitive plus que ne l’exige un organisme vivant (…) »
Klee Paul,

De l’organisme vivant à l’être vivant, il n’y a qu’un pas et Kandinsky l’a franchit sans tergiverser :

« L’œuvre d’art véritable naît de « l’artiste » – création mystérieuse, énigmatique, mystique. Elle se détache de lui, elle acquiert une vie autonome, devient une personnalité, un sujet indépendant, animé d’un souffle spirituel, le sujet vivant d’une existence réelle – un être. (…) Comme tous être vivant, elle est douée de puissances actives, sa force créatrice ne s’épuise pas. Elle vit, elle agit, elle participe à la création de l’atmosphère spirituelle. »
Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Médiations, Denoël, 1967 (1912), p. 169

La vie mystérieuse du tableau a pour préalable la solidarité de toutes ses parties, car rien ne peut exister tant que l’ensemble n’est pas constitué. La composition est le moyen d’y prétendre. Sans autre souci que celui de peindre, il vous faut travailler dans cette direction, dans l’idée d’atteindre à l’interaction de toutes les parties du tableau.

« Aucun objet n’a droit à une vie indépendante, chacun doit faire partie d’un tout (…). »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p. 91

Gaddi Agnolo, Scènes sur le mur sud, L'empereur Héraclius décapite Chosroës et entre dans Jérusalem avec la Vraie Croix, 1385-87, fresque, Abside ou Chapelle majeure, Santa Croce, Florence

Gaddi Agnolo, Scènes sur le mur sud, L’empereur Héraclius décapite Chosroës et entre dans Jérusalem avec la Vraie Croix, 1385-87, fresque, Abside ou Chapelle majeure, Santa Croce, Florence

La fresque d’Agnolo Gaddi, L’empereur Héraclius décapite Chosroës et entre dans Jérusalem avec la Vraie Croix, comporte de multiples personnages et associe différentes scènes en une seule représentation. C’est une admirable composition et le terme composition est pris ici dans son sens le plus littéral, le plus conforme d’une certaine manière. Comme les autres fresques de la Chapelle majeure de Santa Croce à Florence, celle-ci semble peinte en un seul jet ou, plus exactement, en un jet continu. Il est vrai que le principe même de la fresque, son mode opératoire, y contribue :

« Le mur destiné à être décoré recevait d’abord une première couche d’un enduit composé de deux tiers de sable et d’un tiers de chaux soigneusement mêlés ; sur ce mortier, après siccité, l’artiste traçait au fusain l’ébauche de son sujet, qu’il reprenait ensuite au pinceau; puis, ayant calculé approximativement la portion d’ouvrage qu’il était en mesure d’achever en une journée de travail, il recouvrait le champ ainsi délimité d’une seconde couche d’enduit qu’il égalisait au polissoir et à la truelle. Sur cet enduit humide l’esquisse définitive s’exécutait au pinceau (…) »
Guy Loumyer, Les traditions techniques de la peinture médiévale, Éditeur Slatkine Reprints, 2000,  p. 97-98

Au delà de toute problématique technique, les personnages de la  fresque de Gaddi sont liés, emportés, par un même mouvement, il semble impossible de les séparer, c’est un fleuve qui s’écoule silencieusement sous nos yeux. Ainsi, longtemps avant celles de Turner, de Matisse, de Poussin, de Picasso, de Cézanne et de Vermeer, les peintures de Cimabue, de Giotto ou d’Agnolo Gaddi , constituaient, et constituent toujours, de remarquables ensembles.

Rousseau Henri, La guerre, dit aussi La chevauchée de la discorde, vers 1894, huile sur toile, 114 x 195 cm, musée d'Orsay, Paris

Rousseau Henri, La guerre, dit aussi La chevauchée de la discorde, vers 1894, huile sur toile, 114 x 195 cm, musée d’Orsay, Paris

La ligne qui sépare le sublime du ridicule est parfois ténue, c’est ce qui menace parfois l’œuvre d’Henri Rousseau. Si la reproduction est mal réglée, notamment dans sa couleur, tout peut s’effondrer. C’est ainsi que l’image de La chevauchée de la discorde, intégrée immédiatement au dessus, laisse à désirer. Selon les corrections portées au scan, elle devenait soit grise, soit franchement kitch dans sa coloration. Je connais ce tableau dans sa réalité, on y trouve à la fois la densité et l’accord entre les surfaces colorées. Et qu’on ne voie pas dans la phrase qui précède l’affirmation d’un fanfaron. Ceux et celles qui ont consacré beaucoup de temps à se nourrir de l’œuvre des grands peintres, et plus particulièrement des peintres recommandés par la profession, savent que cette activité, sans vous conférer la science infuse, vous affûte sérieusement le regard. Vous pouvez encore manquer un tableau formidable,  un chef-d’œuvre, mais vous ne prendrez plus une daube pour un chef d’œuvre. Bref, si l’original est excellent, le scan n’est pas à la hauteur. Je récidiverai tôt ou tard en partant d’une meilleure reproduction papier, car il existe évidement d’importantes différences entre les reproductions. Cependant, j’avais besoin du Douanier immédiatement.

Toujours dans un registre liminaire, je dois avouer que je ne suis pas spécialement client de ce que l’on appelle l’art naïf. Le Douanier est même un des rares artistes régulièrement étiqueté de cette façon que je vénère. Les rêves du Douanier et sa sincérité en font un artiste singulier, exceptionnel. Il a copié les maîtres du Louvre et ce n‘est pas non plus un point à négliger dans le cadre de cette réflexion sur la peinture.

Chez le Douanier Rousseau, qui n’a pas le cursus, la formation habituelle, du grand peintre, qui semble parfois maladroit, il y a bien sûr la sincérité, mais il y a aussi et surtout un effort constant, sans concession, vers la cohésion. C’est dans cette recherche à priori impérieuse de l’ensemble, qu’Henri Rousseau a parfois trouvé son chemin vers les sommets du troisième art. Un chemin que d’innombrables peintres beaucoup mieux formés, des virtuoses, des maestro, ont rapidement perdus ou n’ont jamais emprunté, lui préférant une quête sans intérêt de la vraisemblance et/ou du cliquant.

Dans le monde des arts plastiques, le dessin global est une pratique fréquente, incontournable en réalité. J’ai d’ailleurs évoqué cette tactique à plusieurs reprises. Il est temps d’aller un peu plus loin : ce n’est pas exactement la même chose de dessiner de manière globale et d’aller sans tergiverser et avec obstination vers l’ensemble. Il est possible de travailler globalement sans tenir compte de la surface entière du support. On peut ainsi traiter un modèle globalement, de son crâne à ses orteils, sans l’inscrire dans les limites du format et sans tenir compte des autres parties de la toile. Dans de cas, la figure et son support ne tissent aucun lien et ne constituent pas un ensemble.

Le lecteur qui connait son histoire de l’art, sait que le critique d’art contemporain, le marché et un certain nombre de peintres ont misés sur d’autres critères, parfois totalement opposés à l’idée de totalité, comme le zoom, la fragmentation ou encore la dissociation. Cependant, si nous considérons les œuvres plébiscités par la fine fleur des peintres et des amateurs de peinture, si nous les considérons de Lascaux à nos jours — en tout cas de Lascaux aux années 1970, pour garder le recul nécessaire — elles sont toutes indissociables du principe défendu dans ce billet.

Rémy Aron, La cour, huile sur toile, 120 x 120 cm, 2013

Rémy Aron, La cour, huile sur toile, 120 x 120 cm, 2013

L’artiste qui vit dans l’idéal de la peinture a souvent la dent dure. Plus il en a bavé pour atteindre la peinture dans sa magnificence, moins il est indulgent avec ses pairs. C’est particulièrement vrai pour le peintre d’aujourd’hui. Ce dernier, dans son appréciation, ses propos, sur les maîtres qu’il a admiré et qui l’ont nourri, fait souvent preuve de coquetterie. Tout particulièrement, il a du  mal à encenser le professeur, le passeur plutôt, c’est-à-dire celui ou celle qui lui a donné accès à  la peinture dans son essence. C’est sans doute pour affirmer sa singularité, cette précieuse singularité, que l’artiste peintre d’aujourd’hui est réservé dans ses appréciations et souvent, le plus souvent, se défend d’avoir été influencé et, d’une certaine manière, formé par un enseignant. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, car on ne naît pas peintre on le devient, que ce soit en prenant appui sur les œuvres du passé ou en fréquentant une académie. Il y a une phase d’apprentissage et on ne peut réinventer la peinture à soi seul.

Je vais illustrer mes propos sur le champ, en glissant un petit hommage à l’attention de Rémy Aron, un peintre contemporain et un professeur émérite souvent évoqué dans le cadre de cette publication. Ce compliment est annoncé dans le début du texte consacré au format et, si j’ai régulièrement mentionné Rémy depuis, je ne parvenais pas à trouver la juste place de mes congratulations dans le cours de cette longue rédaction. Je serais pourtant un foutu ingrat de traîner davantage, car des postulats cruciaux défendus dans ces pages sont repris directement de son enseignement. Je pense, par exemple, à l’inscription dans le format, aux deux dimensions du tableau, au parti, à l’unité, à la peinture qui tient… Cependant, s’il existe une bonne occasion, un moment parfait pour opérer, c’est bien ce passage consacré à l’ensemble.

En matière de dessin et de peinture, je peux me réclamer de trois, peut-être de quatre enseignants. Dans cette distribution Rémy Aron est pourtant mon véritable professeur, mon mentor en quelque sorte. Il m’a permis d’approcher la peinture dans ses enjeux et ses qualités et, je dois l’avouer, c’était loin d’être gagné.
Après avoir été reçu de justesse à l’entrée des Beaux-arts de Paris, je me suis inscrit chez Roger Plin. Cet enseignant, aujourd’hui disparu, qui était aussi revêche qu’exceptionnel, m’avait alors donné quelques consignes et très peu d’explications. Quand bien même j’entrevoyais le bien fondé de ses directives, je demeurais dans un épais brouillard, un genre d’obscurité.
Pour y voir plus clair, il aurait peut-être suffit que je patiente quelques mois. Cependant  toutes mes journées étaient alors bloquées par la rédaction d’une maîtrise d’arts plastiques. Une thèse où, quelle ironie, je m’ingéniait à promouvoir l’art de la rue, en quelque sorte la première mouture du Street art, un label qui m’indiffère aujourd’hui. Voulant malgré tout dessiner un peu le soir, j’ai atterri par hasard dans l’atelier de la ville de Paris que dirigeait alors Rémy Aron.

Il se trouve que Rémy était un ancien élève de Roger Plin, en accord avec les principes défendus par ce dernier. J’ai donc reçu, à peu de choses près, les mêmes consignes, mais cette fois expliquées — tant qu’il est possible d’expliquer les infinies subtilités du dessin et de la peinture — et illustrées par le travail des maîtres. Ainsi, le patron de l’atelier a toujours fait preuve d’une grande générosité. Ses préceptes se vérifiaient dans une pratique soutenue du dessin et de la peinture et s’inscrivait dans la durée. Dix ans après que j’ai quitté son cours, il continuait d’avoir raison. Progressivement, mais sans regret, j’ai fini par jeter tous les travaux gardés contre son avis. Ce phénomène m’a longtemps étonné, il peut faire penser à un genre d’omniscience, mais il renvoie simplement à sa connaissance et à sa compréhension exceptionnelle — n’ayons pas peur des mots, du dessin et de la peinture.

 Rémy Aron donc — qui m’a sauvé, comme beaucoup, d’une méconnaissance passagère ou définitive des arts plastiques — a parfaitement exprimé la notion d’ensemble :

« Car pour nous les artistes de la plastique, notre langage n’est pas celui des choses nommées et séparées, celui du discours, mais bien plutôt celui des formes qui agissent et interagissent ensemble pour révéler la cohérence du tableau dans l’unité du tout et des parties. »
http://sur-la-peinture.com/memoire-et-reve/

On complétera, avec bénéfice, cette citation par une seconde réflexion du maître :

«  (…) il y a la question des rapports et la question des rythmes, il y a probablement aussi la question de la géométrie dans l’espace, il y a encore la question de la circulation lumineuse… Il y a toutes ces questions que l’on peut décortiquer, mais qui n’ont de valeur que quand elles sont synthétisées dans un ensemble »
http://sur-la-peinture.com/linterview-de-remy-aron/

Mon petit compliment appelle un complément. Rémy Aron est un passeur. Ces temps-ci le terme est en vogue et la médaille est donc distribuée avec la plus grande prodigalité. J’ai pourtant le sentiment que les authentiques passeurs sont rares. Pour l’avoir connu dans ses œuvres et avoir côtoyé ses élèves sur une dizaine d’année, je peux, sans l’ombre d’une hésitation, attribuer ce qualificatif ou plutôt cette distinction à Rémy Aron.
Malgré tout, cet enseignant n’est pas un ovni ou un cavalier surgit de la nuit. Bien qu’il soit différent de Roger Plin, évoqué un peu plus haut, bien que son rapport aux élèves, ses consignes, en tout cas sa façon de les amener, n’appartiennent qu’a lui, il a inscrit ses pas dans ceux de son enseignant. C’est un point très important sur lequel je reviendrais dans un passage qui devrait être consacré à l’initiation.

Pour répéter — et, puisqu’il est question de pédagogie,  je suis convaincu qu’une pédagogie bien comprise implique la répétition — ce que Rémy Aron a déjà parfaitement exprimé, tous les qualificatifs que nous pouvons employer pour qualifier les qualités constitutives de la peinture : l’intensité, l’équilibre, l’accord, la vibration et la modulation de la couleur, la circulation de la lumière, l’expressivité, l’unité, le silence, l’infini, le songe… n’ont de sens que si l’ensemble existe. La règle est simple, mais, on le sait, la simplicité n’est pas synonyme de facilité. J’ai déjà placé la citation qui vient dans un chapitre intitulé Les deux dimensions du tableau. Cependant, pour asseoir un peu plus encore la notion d’ensemble, comment résister à ce théorème formulé par Roger Bissière :

« Les éléments qui composent toute création plastique sont indissolubles. Si dans la texture du tableau il subsiste un seul trou, tout s’écroule. »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p. 39

Parcourant les musées et les galeries, on remarque régulièrement des tableaux comportant des parties sublimes. Cependant, il n’est pas si fréquent que toutes les parties d’un tableau consistent, soient solidaires, et constituent ainsi un parfait ensemble. En matière d’art et tout particulièrement de peinture, l’ensemble est le critère qui fait la différence.

DJLD, l’ensemble – décembre 18

Une réflexion au sujet de « L’ensemble »

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