L’époque

Bram van Velde, sans titre, Montrouge, 1951, huile sur toile, 100,2 x 81,6 cm, collection particulière, Genève

Bram van Velde, sans titre, Montrouge, 1951, huile sur toile, 100,2 x 81,6 cm, collection particulière, Genève

Voyez, précieux lecteurs, les enjeux et les qualités de la discipline en un seul tableau : ça c’est de la peinture ! Sinon la peinture c’est quoi ? Je parle bien sûr de la toile de Bram van Velde qui ouvre ce passage. Sans doute faudrait-t-il développer, évoquer la frontalité de l’œuvre, l’ajustement des surfaces colorées, la modulation de la couleur et de la lumière, la totalité plastique ainsi constituée… Enfin ces critères, ces fondamentaux, qui font l’essentiel du poids et de l’intérêt des tableaux.

Le moment viendra de traiter ces différents points. Dans l’immédiat, imaginons que ce morceau de pure peinture vous laisse perplexe ou indifférent. C’est une possibilité. Dans ce cas, ne cherchez pas à percer les intentions du créateur ou à dégager une signification de sa création… Optez pour une approche sensitive, visuelle, contemplative en quelque sorte. Comme le peintre avéré, souciez-vous de la fraternité des couleurs, de l’agencement des grandes masses claires et foncées, des transitions subtiles ou des zones de contraste, qui opposent ou relient les tons sourds et les tons vifs, les tons foncés et les tons clairs. Cette approche n’a rien d’original, mais si vous souscrivez, le Sans titre, Montrouge, 1951 de Bram van Velde vous apparaîtra bientôt comme l’expression de la peinture, comme l’illustration même de ses enjeux et de ses qualités. En attendant, remarquez-le, ce tableau « tient » face au Vermeer ou au Cézanne qui coiffent les articles voisins. Bien sûr, la reproduction papier ou écran n’est pas l’œuvre elle-même et rien ne certifie ce type de confrontation. Cette réserve étant faite, on peut considérer qu’un tableau doit être solide, accompli, pour que sa reproduction ne s’effondre pas à proximité de celle d’un bonnard, d’un Vermeer ou d’un Cézanne. Inutile de mégoter plus longtemps, comme beaucoup, je tiens Bram van Velde pour un grand peintre, un peintre comme il y en a peut-être cinq ou six par siècle. Un artiste de ce gabarit, c’est l’intensité, la cohésion, l’émotion, et ― pour le même prix ― un condensé de l’époque où il a travaillé.
Les années 1950 voient le triomphe de l’art abstrait et sa toile, peinte en 1951, s’inscrit parfaitement dans cette décennie. En l’observant on devine cependant des éléments figuratifs de l’ordre de l’ébauche ou de la trace ; des éléments qui nous renvoient distinctement au Surréalisme encore vivace en cette période. Je ne pense pas aux toiles bavardes et mal accordées de Dali ou de Tanguy, mais aux solides mécaniques picturales de Picasso, de Pollock ou de Masson.
Comme ces derniers, plus que ces derniers sans doute, et quelques soient les éléments du monde sensible ou du monde intérieur qui ont nourri sa conception, Bram van Velde emploie les formes et les couleurs pour leurs qualités plastiques et non dans une perspective littéraire ou expérimentale. Dans une certaine mesure et dans un premier temps, il brosse les surfaces colorées de façon instinctive, mais il ne s’agit pas de la célèbre écriture automatique ou même d’une écriture spontanée ou débridée. Le rêve ou l’intuition ont sans doute un rôle, mais l’instinct du maître repose sur des années de pratique acharnée et la construction de ce tableau est en réalité très « tenue », très contrôlée.
Un non figuratif en lien avec le surréalisme ou un surréalisme à la limite du non figuratif, la recette de Bram van Velde n’appartient qu’à lui et cette toile exécutée dans les années 1950 est puissante, singulière et toujours d’actualité. Comme celles du Tintoret, de Vermeer, de Goya ou de Delacroix, l’œuvre de Bram van Velde résiste au temps et existe hors du contexte qui l’a vu naître. Elle n’en appartient pas moins à son époque, quand elle ne la précède pas.

La peinture comme moteur

Oublions maintenant les épées, les cadors, et pensons aux habitants oubliés, moins connus ou encore inconnus, du territoire des peintres. Depuis toujours les autochtones cherchent dans l’agencement de surfaces colorées, la bonne combinaison, le juste rapport qui fera du tableau cette entité, cet objet splendide et singulier. Que cherchent les peintres, sinon la couleur qui prend, la composition qui fonctionne, La peinture qui tient ? Ils cherchent aussi à gagner à leur cause quelques-uns de leurs contemporains, à conquérir et à garder un public. Ils rêvent parfois de succès et de gloire. Mais, dans l’atelier, aux prises avec la composition colorée, le peintre pense avant tout à ce qu’il fait, dans l’instant où il le fait. Il ne se soucie pas d’éternité, dans ces moments là ce serait même une pure folie d’y songer. La quête du phénomène plastique ― ces fins tracés rouges qui assoient et rehaussent les verts, les blancs et les bleus contigus, je pense encore au Sans titre, Montrouge, 1951 de Bram van Velde ― ne peut être dirigée et finalement bridée par l’ambition de demeurer dans les mémoires.

Quand il est question de peinture, le temps est une notion importante qui se manifeste à plusieurs niveaux. Il y a la pérennité, qui vient d’être évoquée, et ― risquons le terme, la contemporanéité. De la même manière que le peintre en action ne se soucie pas d’éternité, il ne peut être obnubilé par l’air du temps.

Ce que le peintre ne peut plus faire

Pourtant, même si le jeu n’est pas totalement fermé, même s’il peut prendre des formes très différentes, le lien avec l’époque ne semble pas facultatif. C’est rien de le dire, le peintre est attendu sur ce terrain. Il y a des choses qu’il ne peut plus faire, ainsi la représentation, ou plus exactement la description, est proscrite depuis longtemps :
« La photographie donne une vision suffisante du monde extérieur pour que l’artiste soit libre de peindre son intérieur, ou son inconscient, ou ses sensations. »
Alberto Giacometti, Écrits (Articles, notes, entretiens), Savoirs/sur l’art, Hermann, p. 249

Cela ne signifie pas qu’il faudrait éviter toute confrontation avec le monde réel. Giacometti, le premier, a longtemps traqué ― au-delà des apparences, du schéma visuel ordinaire ― une réalité non apprise, plus furtive, plus complexe, quelque chose comme la profondeur sans fin, mille fois repliée, du quotidien.

« C’est comme si la réalité était continuellement derrière les rideaux qu’on arrache… Il y en a encore une autre… toujours une autre. Mais j’ai l’impression, ou l’illusion, que je fais des progrès tous les jours. C’est cela qui me fait agir, comme si on devait bel et bien arriver à comprendre le noyau de la vie. Et on continue, sachant que, plus on approche de la « chose », plus elle s’éloigne. La distance entre moi et le modèle a tendance à augmenter sans cesse ; plus on s’approche, plus la chose s’éloigne. C’est une quête sans fin. »
Alberto Giacometti, Écrits (Articles, notes, entretiens), Savoirs/sur l’art, Hermann, p. 247

Giacometti Alberto, Femme debout, 1946, Crayon sur papier, 53,5 x 28,5 cm, Collection particulière, Genève

Giacometti Alberto, Femme debout, 1946, Crayon sur papier, 53,5 x 28,5 cm, Collection particulière, Genève

La description ou la réalité précisément calquée, n’a d’ailleurs jamais constituée un enjeu réel pour les peintres. Ainsi, l’exemple retenu ― la représentation ― pour affirmer la nécessité d’une inscription dans l’époque, n’est pas vraiment concluant. C’est tellement vrai que tous ceux qui se soucient essentiellement d’imiter le monde sensible, d’en donner une version vraisemblable, sont amenés à faire des choix, à simplifier, c’est-à-dire à aller vers l’abstraction, sous peine de rendre une copie illisible. Cette remarque a déjà été formulée, notamment dans Les goûts et les couleurs.

Il faut pourtant reconnaître que certains maîtres illustres, des épées, comme Hans Holbein le Jeune ou Jan van Eyck, ont le souci du détail. Le Portrait du Marchand Georg Gisze de Hans Holbein le jeune illustre parfaitement cette inclinaison.

Hans Holbein le jeune, Portrait du Marchand Georg Gisze, 1532, huile sur panneau, 96 x 85 cm, Staatliche Museen zu Berlin

Hans Holbein le jeune, Portrait du Marchand Georg Gisze, 1532, huile sur panneau, 96 x 85 cm, Staatliche Museen zu Berlin

Cette étude a pour référence les peintres des peintres et l’on peut probablement considérer Hans Holbein comme une de ces figures tutélaires. Je ne m’engagerais pas davantage car ― à une exception près, je ne connais de lui que l’image de ses toiles et non ses toiles elles-mêmes. Cependant, comme les Van Eyck ont la caution de Giacometti, Hans Holbein le jeune à de solides garants. À cet égard, voici le compliment d’Élie Faure, un genre de sorcier qui a tenu des propos significatifs sur la peinture sans jamais l’avoir pratiqué :

« Ses rouges, ses orangés, ses noirs ne semblent pas frottés sur ses verts sombres, mais tissés dans leur matière même, faisant une substance pleine, comme pilée dans un mortier, avec les vêtements, avec le métal et le verre des outils et des bijoux, le bois des meubles, la peau des mains et des visages et la vitre opaque des yeux »
Faure Elie, Histoire de l’art, Bartillat, 2010, première parution en 1921, p. 537

Cette étude s’appuie sur le travail des maîtres, mais encore sur quelques axiomes. C’est ainsi que « l’unité de la peinture » est une théorème essentiel de la maison : en établissant une proximité, un accord, entre les artistes d’époques différentes l’on devrait approcher, sinon une peinture idéale, du moins un idéal de la peinture. Or le mode descriptif, c’est-à-dire la copie, la plate imitation, n’a jamais ni réuni ni, ni même enthousiasmé, les grandes figures du troisième art. Quelque soit l’époque, la recherche de l’exactitude, de la vraisemblance, de la ressemblance ― c’est pratiquement la même chose ― ne peut fonder ou caractériser l’acte de peindre. Je ne me lasserai jamais de l’écrire, car le malentendu persiste encore aujourd’hui et masque les véritables enjeux de la discipline.

Alors, même si Hans Holbein le jeune a concocté peu de tableaux aussi détaillés que le Portrait du Marchand Georg Gisze, il semble bien que je butte sur une contradiction.
Le paradoxe soulevé n’est t’il qu’apparent ou met-il en question le bien fondé de mes ruminations ?
Depuis longtemps, le peintre, je ne pense ni à l’illustrateur ni au décorateur, n’est plus concerné par ce type de démonstration, mais au XVe et XVIe siècle, tout particulièrement dans les territoires du nord, la variété des éléments et le soin apporté à leur représentation garantissent sa réputation.

Hans Holbein le jeune est un peintre aguerri, un expert, il est donc capable d’endormir le commanditaire en quête d’exactitude. Pendant que l’on s’extasie sur sa précision et sa dextérité, il cherche les éléments d’une plastique dense et claire. Cette belle formule ― peut-être un souvenir de lecture ― posée, il faut tenter d’en dire un peu plus.

Si l’on se fie à la reproduction du Portrait du Marchand Georg Gisze, on aimerait retrancher, ou plutôt faire passer, quelques-uns des morceaux de papiers blancs qui semblent à la lutte pour attirer le regard de l’observateur et mettent en péril L’unité du tableau. Ce diagnostique semblera sans doute hasardeux, sinon inconvenant. Cependant, selon une technique rapportée dans La peinture qui tient, masquez ― du bout des doigts ― les taches blanches à gauche ou à droite de la reproduction, cela devrait apporter du crédit à mes propos. Il est toujours possible que ce soit l’auteur de cette reproduction (exceptionnellement récupérée sur Internet sans trop de vérifications) et non Hans Holbein le jeune, qui ait volontairement amené ces blancs à des niveaux de luminosité proches, mais cela n’invalidera pas le raisonnement qui vient.

Sans être à proprement parler une plate imitation, chaque élément de la toile a été représenté avec précision et probablement avec une certaine jubilation. Cependant, le Portrait du Marchand Georg Gisze n’est pas une simple énumération. Chaque élément est exactement inscrit, c’est-à-dire qu’il établit de justes rapports avec les différents éléments de la toile et avec les limites de celle-ci. On peut s’interroger sur la profusion, mais pas sur la position et sur le dessin des différents objets. Quand le maître travaille une partie de la toile, il se garde d’oublier les autres parties. Il ne peut en être autrement sinon la toile serait effectivement une somme de fragments, un catalogue de grande surface. D’une manière générale, la forme et la couleur sont liées, mais pour ce qui concerne la couleur elle-même, la palette de Hans est sobre : essentiellement du noir, du blanc, du rouge, du vert, du jaune et du brun. Toujours d’après la reproduction, remarquez comment les outils et les différents accessoires de l’univers du marchand se fondent, s’associent, notamment dans les zones à dominante verte.

Longtemps le tableau a eu une fonction documentaire ou explicative, mais, à chaque fois que le peintre l’a perçu et travaillé comme un tout compact et solidaire, le phénomène plastique s’est manifesté.
C’est exactement ce qu’Élie Faure, une fois encore époustouflant, nous a dit dans la citation qui précède. Et, bien qu’il ne l’ait pas précisé, on peut penser qu’il commente justement le Portrait du Marchand Georg Gisze.
Cette argument, qui défend l’idée d’un regard et d’un traitement global, sera développé et étayé dans un passage intitulé L’ensemble. Mais, pour illustrer sans plus tarder la cohésion et la densité que cette démarche peut engendrer, voici l’Érasme de Rotterdam écrivant ; un deuxième tableau d’Hans Holbein, plus dépouillé que le précédent.

Hans Holbein le jeune, Érasme de Rotterdam écrivant, 1523, huile sur bois, 43 × 33 cm, musée du Louvre

Hans Holbein le jeune, Érasme de Rotterdam écrivant, 1523, huile sur bois, 43 × 33 cm, musée du Louvre

Pour parvenir à la totalité plastique ― louée, il y a encore quelques décennies, par tous les critiques d’art ―  il faut aller de l’ensemble au détail (et non l’inverse). C’est comme ça que les peintres atteignent parfois les sommets du métier. Voyez cette Crucifixion d’une incroyable intensité attribuée à Jan Van Eyck et remarquez comme les nombreuses figures ― et tout spécialement celles du bas de la toile ― se plient aux grandes lignes de La composition. N’hésitez pas à afficher l’image dans des dimensions plus importantes pour mieux le constater.

Jan Van Eyck, La Crucifixion, panneau de gauche du diptyque de la Crucifixion et du Jugement dernier, vers 1425–40, huile sur toile, transférée depuis un panneau de bois, 56,5 x 19,7 cm, New-York, Metropolitan Museum of Art, New York

Jan Van Eyck, La Crucifixion, panneau de gauche du diptyque de la Crucifixion et du Jugement dernier, vers 1425–40, huile sur toile, transférée depuis un panneau de bois, 56,5 x 19,7 cm, New-York, Metropolitan Museum of Art, New York

Si l’on admet que la description a pu être un impératif, un genre de convention, mais n’a jamais été un véritable enjeu pour les figures tutélaires du monde pictural, alors, existe-t-il vraiment quelque chose que le peintre ne peut plus faire ? Je suis maintenant à la peine pour trouver des exemples significatifs. Je fini par me demander si, à mon tour, je n’ai pas été victime de poncifs, c’est-à-dire d’idées couramment admises, mais qui ne bénéficient dans les faits d’aucune garantie.
En vérité, l’horizon du peintre n’a jamais été aussi ouvert et, s’il n’est pas tenu par sa galerie, il fera exactement ce qu’il veut, ou plus exactement tout qui lui semblera essentiel à l’avancée de son travail.
Dès la moitié du siècle dernier, Nicolas de Staël exprimait parfaitement cette liberté :

« Très étonnant personnage, ce Staël, d’une culture juste, rare chez un peintre (…), sans préjugé de modernisme et pourtant un des plus naturellement avancés. Au fond m’a-t-il fit, on peut peindre n’importe quoi, n’importe comment, ce qui importe c’est la densité et cela ne ment pas »
Anna Hiddleston, Anne Malherbe, Chronologie, publié dans le Catalogue de l’exposition Nicolas de Staël du 12 mars au 30 juin 2003 au Centre Pompidou, édition du centre Pompidou, Paris, 2003, p. 45

Alors, poussons un peu plus le bouchon. Qu’est ce qui empêcherait le peintre d’aujourd’hui ― comme les artistes de l’Égypte ancienne, les indiens d’Amérique,  les aborigènes ou les peintres d’icônes ― de faire la même chose, de pratiquer la même peinture des siècles durant ? On m’objectera, probablement à juste titre, que le monde occidental ― où se joue l’essentiel de cette étude ― peut être considéré comme un territoire où tout évolue et se transforme en permanence. Il serait donc inapproprié de rester immobile face à ce flux. D’ailleurs, les peintres eux-mêmes ― avec un bonus pour ceux du siècle dernier, se sont souvent efforcés d’être en avance sur leur temps, de précéder le mouvement.
Est-ce une raison pour s’aligner sans rechigner sur les consignes du moment, tout particulièrement sur cette volonté quasi obsessionnelle de coller à l’époque ? Pourquoi le peintre d’aujourd’hui ne chercherait-il pas un diagramme ou un élan dans la peinture d’avant ? Après tout l’art moderne, que l’on ne confondra pas avec l’art contemporain, a largement emprunté aux civilisations anciennes ou éloignées. De façon très schématique, on retiendra l’amour de Matisse pour les pré-renaissants, celui de Van Gogh pour les maîtres japonais, la fascination de Picasso et Braque pour la statuaire africaine, celle de Giacometti pour l’Égypte ancienne et finalement la préhistoire comme horizon pour Soulages et Bissière. Voici ce que ce dernier écrivait à propos de Lascaux :

« Il y a trente mille ans, et nous en sommes encore là. Nous n’avons rien appris et depuis que j’ai vu cela, je n’ai plus envie d’aller à Rome. »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p. 122

Est-il donc vraiment indispensable d’être ― c’est la formule consacrée ― ancré-e dans l’époque ? Ne dit-on pas d’ailleurs, et c’est un compliment, pratiquement un couronnement, qu’un peintre est hors du temps. Il semble bien qu’on peut légitiment s’interroger et garder la question ouverte.

Dans une perspective inverse ― et qui compte un maximum de partisans, il semble sans intérêt de revenir à l’étape précédente, c’est-à-dire de pratiquer une peinture qui trouverait ses prétextes et son mode opératoire dans le passé. Pourquoi faire ? Cette question là aussi ne peut être occultée.

Au regard de cette thématique, mes archives personnelles sont fournies. Personne n’a réclamé mon intervention, mais si je devais trancher je serais sérieusement dans le pétrin. Heureusement il n’y a probablement pas lieu de choisir. En effet, nous sommes tous le produit d’une période et d’un lieu et l’avancée de celui qui s’engage sans tricher dans la pratique de la peinture peut difficilement être isolée du contexte qui l’a vu naître et se construire : si je me fonds ou tente de me fondre dans une époque antérieure, c’est une contrefaçon, un genre de simulacre. Il paraît donc légitime d’établir ce point : dans le territoire que nous tentons de tracer, le peintre appartient bien, appartient de toute façon, à son époque.

l’appel à la modernité

Alors, l’appel à la modernité, si souvent entonné, est t-il vraiment indispensable ? Sous l’honorable prétexte de répondre à la question posée, je ne peux résister à vous livrer un extrait de mes pérégrinations. Loin de moi l’idée de fanfaronner, mon expérience personnelle est, avec les citations et les reproductions de tableaux de maîtres, un moyen de maintenir mon discours dans les eaux claires de la réalité.

Je vous propose donc cette petite séquence. Dans le cadre de mon apprentissage, j’ai bénéficié durant quelques années des bons conseils d’un enseignant réfléchi, cultivé et (très) réservé sur la valeur de mes travaux. J’étais alors aux Beaux-arts, à l’école supérieure des Beaux-arts. Je dois le préciser, car cela suppose que j’étais armé, fin prêt à trouver l’expression de ma modernité. C’est du moins ce qu’attendait de moi ce professeur lassé par mes incessants vagabondages à l’orée du siècle dernier. Un beau jour, sans l’avoir prémédité, je me suis lancé dans des techniques mixtes : encre, pierre noire, gouache, éponge, pinceau, projections, papiers découpés, déchirés… quelque chose de plus expressif, en tout cas de plus brut, de plus direct.
A la suite de cet épisode, mon enseignant n’évoquait plus la recherche de ma modernité avec ce regard à la fois contrarié et attristé… J’étais adopté, enfin dans l’air du temps ― du moins de ce temps là. L’intérêt réel ou supposé de mes travaux n’est pas important, car ma production n’a bien sûr pas valeur d’exemple dans le cadre de cette réflexion. Ce que je veux retenir ici c’est ce souffle inattendu, ces images que je n’avais pas anticipées. Cela signifiait, signifie, pour moi qu’il est vain de vouloir à tout prix coller à l‘époque. Il faut travailler et attendre ou peut-être ne rien attendre de particulier, en tout cas ne pas s’obstiner dans une recherche exacerbée de la nouveauté. Le moment viendra où ce que l’on a vu et ressenti fortement dans le contexte qui nous est particulier, où ce que l’on est par son éducation et son environnement, s’inscrira sur la feuille de papier.

L’expérience que je viens de rapporter a été pour moi comme une attestation, presqu’une annonce, mais pour revenir à ce qui fait l’authentique matière de cette étude, sollicitons les peintres des peintres, les membres de La liste. Pour la majorité d’entre eux, il est patent qu’ils sont bien de leur temps.

Bram van Velde, Sans titre, 1973, Carouge, Lavis gouaché, 73 x 102,5 cm, Collection Maryam Ansari, Genève

Bram van Velde, Sans titre, 1973, Carouge, Lavis gouaché, 73 x 102,5 cm, Collection Maryam Ansari, Genève

Bram van Velde, personne ne le contestera, semble parfaitement représentatif son époque. Cependant, il n’a jamais cherché à se démarquer, à être aux avant-postes. Selon ses propres termes, il ne cherchait rien de particulier :

« Le grand risque, c’est la fabrication. Ne jamais forcer les choses. On ne peut qu’attendre. »
Juliet Charles, Rencontres avec Bram Van Velde, P.O.L, 2001, p. 25

Pour Morandi, le rapport de simultanéité avec l’époque semble plus délicat à établir. Des natures mortes, des paysages, un traitement subtil, raffiné d’une certaine manière, une lente maturation… Tout son travail semble aux antipodes des recherches alors en vogue :

« (…) de son temps Morandi a été l’objet de controverses en Italie, certains considérant sa peinture comme la fin de programme d’un genre en extinction, d’autres au contraire voyant en lui l’annonciateur d’un courant artistique à venir. Aujourd’hui, quarante-six ans après sa disparition, nous avons le sentiment  que la deuxième hypothèse était la bonne. »
Gilles Altieri dans Giorgio Morandi, L’abstraction du réel, 5 juin – 26 septembre 2010, Hôtel des arts de Toulon, CMA et Conseil Général du Var, p. 3

Les merveilleux tableaux de Morandi pouvaient-ils exister avant que ce dernier, nourrit du travail de ses prédécesseurs, ne se détache et trouve son propre chemin ? Pour le dire autrement : quelqu’un pouvait-il faire du Morandi avant Morandi ?

Morandi Giorgio, Nature morte, 1948, huile sur toile, 26 x 38,5 cm, Paolo Baldacci Gallery, Courtesy, New York

Morandi Giorgio, Nature morte, 1948, huile sur toile, 26 x 38,5 cm, Paolo Baldacci Gallery, Courtesy, New York

Le travail du peintre est forcément lié à une période, à un environnement, à des influences et des fréquentations. Quoique l’on puisse en penser sur le moment, ce travail est, d’une manière ou d’une autre, en adéquation avec l’époque. Cependant, le peintre ne travaille pas précisément pour celle-ci. Il n’est pas préoccupé, pas lié en tout cas, par les péripéties de la période… il sait qu’une éternelle modernité peut naitre de son travail et de sa singularité, mais pas d’une marche forcée vers la nouveauté.

« La vibration de l’âme remplace vite une personnalité, dont il ne faut pas oublier malgré tout, qu’elle ne compte que dans la mesure où elle s’exprime d’une manière assez extérieure pour s’imposer, à travers les générations, à des hommes qui ne connaissent plus rien des milieux où les artistes ont vécu. Je suis directement ému par une déesse crétoise sans pouvoir rien imaginer spontanément des valeurs esthétiques ou morales dont s’est inspiré l’auteur. »
Francastel Pierre, Peinture et société, Denoël, 1984, p. 155

La période et le lieu

La notion d’époque, qui nous occupe ici, pourrait être entendue comme une période et un lieu : la Venise de Titien, l’âge d’or Hollandais ou l’école de Paris d’après-guerre. Cependant, la dimension du lieu n’est pas forcément physique. Pour illustrer cette petite subtilité et donner un épilogue à ce billet, je vous propose une œuvre pré-renaissante, un chef-d’œuvre de Fra Angelico : Le martyre des saints Cosme et Damien.

Fra Angelico, Le martyre des saints Cosme et Damien, entre 1338 et 1343, Tempera sur bois, 46 cm x 37 cm, Louvre, Paris

Fra Angelico, Le martyre des saints Cosme et Damien, entre 1438 et 1443, Tempera sur bois, 46 cm x 37 cm, Louvre, Paris

Fra Angelico vient en toute fin du moyen âge. Il conserve et affirme certaines qualités de la peinture de cette période longue de mille ans. Quand j’évoque le caractère médiéval de la peinture de Fra Angelico, je pense à la sonorité des couleurs et à leur franche distribution, à l’arrangement des ors, des rouges et des bleus presque purs, je fais allusion à la simplicité, à l’intensité et à la frontalité du tableau qui ont inspiré les maîtres modernes.

Alberti, parfois présenté comme celui qui aurait initié la peinture renaissante, est un contemporain de Fra Angelico. Bien que certains l’aient tenté, je crois qu’il serait difficile d’établir des liens ou même une proximité, entre le fameux théoricien et Le peintre des anges, ils appartiennent à des univers totalement différents. Quoiqu’il en soit ― un soupçon de modelé et deux doigts de perspective ou plus exactement une perspective qui ne détruit pas Les deux dimensions du tableau ― Fra Angelico n’en annonce pas moins la renaissance. Il est bien de son époque, exactement à la charnière du moyen-âge et de la renaissance. Il appartient à son époque, aussi bien par la période que par le lieu. Cependant le lieu n’est pas tant physique que spirituel : l’espace du maître, comme celui de Giotto ou de Rouault, est la théologie, l’écriture sacrée.

Comme tous les grands peintres, les peintres admirés par leurs pairs, Fra Angelico ne peut pourtant être cantonné à une période et un lieu, que ce lieu soit physique ou spirituel. Aujourd’hui, passé quelques centaines d’années, il garde cette faculté d’émouvoir et de captiver quelqu’un qui, comme moi, a une connaissance très approximative des écrits bibliques.

C’est ainsi qu’il atteint l’universel, ce qui est quand même plus bluffant que de demeurer comme la boussole d’une époque révolue

DJLD, 4.54 L’époque – au 1 février 16

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