L’immersion dans les musées

Tiziano Vecellio, dit le Titien, L'Homme au gant, 1520-1523, huile sur toile, 100 × 89 cm, Musée du Louvre, Paris

Tiziano Vecellio, dit le Titien, L’Homme au gant, 1520-1523, huile sur toile, 100 × 89 cm, Musée du Louvre, Paris

Infiltré chez les maîtres

Lorsque l’on se prend à écrire, on s’illusionne, on croit inventer de nouvelles expressions ou utiliser des termes rares et significatifs. Malheureusement l’accroche « trop cool » ou le mot si bien choisi, souvent trouvés dans la difficulté, appartenaient déjà à quelqu’un ou était dans l’air du temps à la portée de toutes les plumes. Je pense à « La peinture nue », que je rends à Giacometti. Je pense aussi « au taulier », « aux cadors » et autres « pointures », que les médias utilisent depuis peu pour qualifier les personnalités. Je pense encore, vous l’avez deviné, à « l’immersion », un terme très en vogue aujourd’hui à France Télévision. Cependant, l’immersion n’est pas un document audio-visuel, une visite par procuration, et ce n’est pas non plus une visite ordinaire. L’immersion dont nous parlons, s’apparente à l’infiltration : il faut rester longtemps dans les lieux, baigné dans la couleur et la lumière des tableaux, et y revenir régulièrement.

L’initiation au métier de peintre suppose l’immersion dans les musées, telle qu’on vient de l’esquisser. Les peintres sur lesquels nous nous appuyons, les peintres des peintres, les figures tutélaires, ont longuement fréquenté les musées. Je n’ai découvert aucune exception. Le spectateur, lui aussi, à la nécessité de se nourrir aux meilleures sources. Il lui faut visiter régulièrement les maîtres et s’imprégner de nombreuses œuvres appartenant à des époques différentes. Si Baudelaire peut être considéré comme un critique d’art exceptionnel ce n’est pas le fait du hasard :

« On n’ignore pas que son père, peintre amateur, l’emmena tôt visiter les ateliers (…) ni même que très tôt Baudelaire fréquenta les musées. »
Baudelaire Charles, Critique d’art, suivi de Critique musicale, Présentation de Claire Brunet, Folio essais, 2005, p. XV

Pour ceux qui apprécient la peinture, le musée n’est pas un lieu banal, c’est une nef, une cathédrale, ou plutôt un palais, pas le palais d’un prince, mais celui du public, votre palais en somme. Après vous être emplit de l’harmonie et de la vérité des œuvres, vous trouverez à l’extérieur du musée un environnement différent, une réalité augmentée. Comme vous le savez sans doute, cette appellation est liée aux nouvelles technologies, mais, détachée de ce contexte, détournée en quelque sorte, elle illustre parfaitement les bénéfices que l’on peut tirer de La contemplation des œuvres. Nous ne développerons pas ce point maintenant, mais dans un article appelé justement La contemplation. Restons pour l’instant bien immergé dans le musée.

Dans la grande citée, il existe de nombreux musées. Ils proposent leurs collections prises dans des époques différentes. Il y a le musée des arts premiers, celui de l’art moderne ou, ce n’est pas exactement la même chose, celui de l’art contemporain. La plupart de ces musées sont vastes et peuplés d’œuvres innombrables. Ne partez pas bille en tête à l’assaut d’un de ces empires, si vous ne vous y perdez pas, vous vous lasserez.
Vous fréquentez déjà un ou plusieurs musées, il est même possible que vous les fréquentiez tous et que vous soyez à l’abri de mes déclarations. Partons cependant sur une hypothèse basse : vous aimez la peinture, mais vous la connaissez essentiellement par le biais de reproductions.
Après avoir choisit un premier musée, vous devez faire votre profit des œuvres qu’il expose et vous l’approprier. Vous pourrez ensuite porter vos pas vers un second, puis un troisième musée… L’immersion dans les musées est un longue marche vers la peinture.
Vous êtes parisien ? Pourquoi ne pas commencer par le grand Louvre, qui porte si bien son nom, ou — au contraire, par un musée nettement plus petit, comme celui de L’orangerie. Au Louvre, vous pouvez passer la journée et sortir exténué, mais même à l’Orangerie ne vous croyez pas tenu de tout voir. Réservez votre première visite à La collection Jean Walter et Paul Guillaume, vous reviendrez bientôt pour Les Nymphéas de Claude Monet. Quelque soit le musée choisi, il est judicieux de limiter la durée de ses visites et de ne pas observer chaque œuvre qui se présente à mesure de votre avancée. Mais vous avez peut-être lu
Aborder les œuvres et vous avez maintenant une stratégie. Si vous la suivez, il est probable vous ne tardiez pas à vous amouracher de deux ou trois tableaux. De ces toiles qui se sont imposées, parfois très progressivement, vous garderez une impression indéfectible. Quand bien même vous y revenez sans cesse, vous serez toujours surpris.

L’œuvre ineffable

Corot Camille, L'Atelier. Jeune femme au corsage rouge, 1865-1866, huile sur toile, 56 cm x 46 cm, Musée d'Orsay, Paris

Corot Camille, L’Atelier. Jeune femme au corsage rouge, 1865-1866, huile sur toile, 56 cm x 46 cm, Musée d’Orsay, Paris

Cette « surprise durable », pour reprendre une expression d’André Lhote, ce plaisir renouvelé, vous le devez à l’œuvre ineffable. Vous ne parviendrez pas à en épuiser la consistance, c’est bien la même peinture que vous venez voir et revoir, mais elle est chaque fois différente :

« Si tout est là immédiatement, vous voyez tout du premier coup d’œil et, ensuite, cela vous ennuie car il n’y a plus rien à découvrir. S’il n’y a pas de mystère, c’est sec et il est complètement inutile de faire de la peinture. Autant faire des affiches et tout livrer tout de suite. Mon souhait, au contraire, serait que, dans mes toiles, on puisse toujours trouver quelque chose de nouveau. C’est ce qui se passe avec la grande peinture »
Zoran Music, L’homme intérieur, propos recueillis par Henri-François Debailleux, Libération du 4 septembre 1992

A ces œuvres, que vous avez découvertes et qui maintenant vous fascinent, d’autres s’ajouteront, et c’est bientôt une collection que vous allez constituez. Pour réussir votre immersion et tirer pleinement profit du musée, le moment est venu d’établir des parcours. C’est indispensable au Louvre où la promenade tient maintenant de la randonnée. Pour tirer parti de votre visite, vous avez fait le choix de la peinture française, le trajet qui mène de Fouquet à Corot est cependant bien long.
Même dans un musée qui ne compte que quelques dizaines d’œuvres, ne vous arrêtez pas devant les toiles sans vérité, fabriquées, c’est-à-dire construites sur la base de sensations factices, sans lien avec l’univers du peintre. Fuyez aussi celles qui vous réclament à grand renfort d’effets et de marques d’habileté. Consacrez vous, concentrez vous sur les œuvres des artistes exigeants, dur avec eux-mêmes et peu sensibles aux éloges. Avec un peu d’expérience et les membres de La liste comme référence vous ferez forcément la différence. Votre chemin commence à se dessiner, il a pour caractéristique de ne pas être rectiligne et de s’organiser autour des toiles qui vous ont arrêtées et que vous revenez plusieurs régulièrement contempler.

Suivez le guide

Dans la mesure où cet essai repose pour une part sur le vécu de son auteur, voici un bref récapitulatif de mon immersion dans les musées. Sur les insistantes recommandations de mon mentor, je suis d’abord allé au Louvre. Après Delacroix, mon point d’entrée dans la chaîne des maîtres, je me suis nourri de Chardin, de Corot, de Rembrandt, de Vermeer, du Titien, du Tintoret, de Goya, du Greco et enfin de Poussin… J’avais mes parcours, je passais au pas de charge devant certains tableaux pour me figer devant ceux qui, progressivement, m’avaient convaincu. J’étais devenu un familier, un amoureux du Louvre, et j’étais maintenant chez moi dans ce musée. Je me suis ensuite infiltré à l’Orangerie et à Orsay, où m’attendait la peinture moderne. Je pensais la connaître, mais c’est là que j’ai aimé pour de bon Courbet, Manet, Degas, Jongkind, Monet, Cézanne, Van Gogh, Marquet, Modigliani, Matisse, Derain, Picasso… Quelque temps après, je visitais régulièrement le Musée d’Art Moderne de la ville de Paris et Beaubourg. J’y retrouvais Matisse, Braque et Picasso, et j’y découvrais Klee, Masson, Rouault ; mais aussi Staël, Bram Van Velde et l’univers du non figuratif.

Une visite à Orsay

Manet Edouard, Le Balcon, 1868-69, huile sur toile, 170 × 124 cm, Musée d'Orsay, Paris

Manet Edouard, Le Balcon, 1868-69, huile sur toile, 170 × 124 cm, Musée d’Orsay, Paris

J’étais l’autre jour à Orsay, dans l’espace dédié aux « Impressionnistes ». Il y avait foule. Il faut dire que cet espace présente d’excellentes toiles. Sont accrochés des Manet, des Monet, des Cézanne, des Sisley, des Jongkind… à volonté, à satiété, un véritable concentré d’œuvres exceptionnelles. L’enthousiasme des visiteurs est considérable, palpable, et, sans exagérer, on lit l’émotion et la jubilation sur la plupart des visages. Dans tous les cas, nulle trace d’ennui. Ce n’est pas toujours comme ça. Les représentants de la peinture académique sont logés quelques étages plus bas et un coup d’œil suffit pour constater le manque de ferveur qui règne chez ces derniers. Tous les tableaux ne suscitent donc pas l’enthousiasme, mais il semble bien que certaines œuvres fassent l’unanimité et consacrent cette sensibilité à l’art pictural qui semble se propager depuis une bonne vingtaine d’années.

De cette visite, je retiendrais une fois de plus la nécessité d’observer les tableaux de loin. Énoncée une fois, cette règle est aussitôt oubliée, énoncée deux fois, elle le sera bientôt, je ne me lasserai donc jamais de vous la resservir. Mais, le point que je veux mettre en exergue ici est davantage lié à la thématique de cet article. Le visiteur doit déambuler et lentement s’absorber dans la contemplation des tableaux. Il doit passer, s’éloigner, repasser, regarder le tableau sous différents angles, passer dans la salle d’à côté et revenir encore. Il doit en quelque sorte infuser comme le sachet de thé dans les salles du musée.

Cézanne Paul, La maison du pendu, 1873, huile sur toile, 55 x 66 cm, Musée d'Orsay, Paris

Cézanne Paul, La maison du pendu, 1873, huile sur toile, 55 x 66 cm, Musée d’Orsay, Paris

Le jour de cette visite à Orsay, j’étais avec Marilou, ma tante préférée. Elle aime la peinture et l’a même pratiqué, mais elle n’avait pas vu d’œuvres de cet acabit depuis de nombreuses années. Passé une énième inspection des salles consacrées aux impressionnistes, nous nous sommes revenus vers La maison du pendu de Cézanne. Nous nous sommes postés à une dizaine de mètres et mis un peu de biais pour ne pas être gênés par les allées et venues. Nous sommes alors tombés d’accord, c’était une évidence : c’est seulement maintenant que ce tableau nous apparaissait dans sa plénitude. Nous sommes restés figés un long moment devant tant de puissance et d’unité. Le savoureux Sisley, qui voisinait l’objet de notre convoitise, avait perdu beaucoup de sa superbe, il disparaissait. Pour de nombreux peintres La maison du pendu est une œuvre de légende, une œuvre qui fait référence. Nous n’aurions pas saisi le bien fondé de cette vénération si nous n’étions passés qu’une fois en regardant de trop près, d’abord le Sisley, puis le Cézanne.
Après cet épisode, nous sommes partis sans nous retourner. Il ne fallait pas prendre le risque de brouiller l’image persistante des tableaux qui nous avaient aimantés. Quand deux Manet, trois Monet, un Jongkind et un Cézanne vous ont accordé un peu de leur puissance et de leur infinie beauté, votre immersion à Orsay est bien amorcée.
Pourquoi ne pas continuer ? Dans quelques jours revenez voir Bonnard et, passés quelques jours encore, venez pour Van Gogh. Enfin, sans trop tarder, recommencez, refaites toutes les visites dans l’ordre ou le désordre. Au bout de quelques temps, vous percevrez les bénéfices de cette immersion.

Après avoir fréquenté ainsi les maîtres d’Orsay, persistez, attaquez vous à d’autres musées, allez au Louvre et au centre Beaubourg et imprégnez vous du travail des maîtres des lieux. C’est une chose de fréquenter les musées et les grandes expositions, c’est autre chose d’y infuser régulièrement. C’est d’ailleurs de cette manière là, en infusant comme le sachet de thé dans les salles de musée, que vous décrocherez votre billet d’entrée pour le pays des tableaux.

DJLD, L’immersion dans les musées – au 2 17

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