Quand il est question de peinture, l’âme du peintre est parfois invoquée. Voici, par exemple, ce qu’écrivait André Loth à propos du grand tableau des Baigneuses de Cézanne :
« C’est la seule impondérable force intérieure de l’artiste, le rayonnement de son âme de peintre qui nimbe ces corps – désintéressés de toute aventure autre que plastique – d’un halo de grâce et d’humanité »
André Lhote, Les invariants plastiques, Hermann, Miroirs de l’art, 1967 (1948), p. 53
Qu’elle soit apaisée ― comme celle de Fra Angelico ou de Chardin, ou meurtrie ― comme celle de Soutine ou de Bram van Velde, encore faut-il que le peintre ait une âme.
Cette déclaration vient en écho ou plutôt en complément à l’article intitulé L’indispensable part d’humanité. À l’état de maquette ou de cogitation, la formule me semblait bien amenée, presque édifiante. Une fois couchée sur le papier, j’ai déchanté, c’était finalement une évidence, un genre de truisme.
Cette platitude n’est pourtant pas inutile, car l’âme du peintre nous intéresse. Bien sûr il faut creuser et là c’est périlleux, car l’introduction de ce principe immatériel nous renvoie à la théologie, à la philosophie et à bien d’autres matières… C’est le terrain des érudits. Pour continuer, sans m’égarer, je dois m’y prendre autrement.
J’ai peut-être trouvé un chemin praticable, une formule plus adaptée. En voici l’énoncé : le tableau « bien fait » par « le peintre qui connait son métier » est une performance que l’on oublie sitôt sorti de l’exposition. Je ne prétends pas que seul un balourd inexpérimenté peut nous épater, mais si l’on cherche la peinture dans sa plénitude ce n’est pas ça que l’on cherche. La production picturale ne peut être réduite à une technique, à un savoir-faire. Le brio est la plus insignifiant des trophées, c’est un peu près ce que disait Baudelaire :
« Encore un habile ― mais quoi ! N’ira-t-on jamais plus loin ? »
Baudelaire Charles, Critique d’art, suivi de Critique musicale, Folio essais, 2005, p. 64
Quelque soient les consignes des maîtres moderne et l’évolution des modes de figuration (l’homologation des coulures, des projections, des épaisseurs), l’exclamation de Baudelaire garde toute son actualité. Le tableau du virtuose, même travaillé avec une totale honnêteté, peut rester creux et superficiel.
En matière de peinture, le tour de main, le brio, l’adresse, ne signifient rien, rien de concluant en tout cas. Si vous ignorez cet arrêté, faites vos adieux à Vittore Carpaccio, à Paolo Ucello et, immédiatement avant eux, à tous les peintres gothiques. Renoncez aussi au Douanier, à Utrillo et, parmi beaucoup d’autres, à van Gogh ou encore à Soutine.
Bien sûr, le connaisseur, l’amateur avéré, sait que derrière l’apparente maladresse de Soutine se loge une connaissance intime, profonde, de la mécanique picturale. C’est ainsi que le maître, avec quelques glaïeuls et un malheureux pot de verre, nous offre la peinture au maximum de son intensité et de sa pureté. À la différence du peintre académique (le virtuose) et de sa nombreuse descendance ― sans doute née de l’emprise de la photographie sur l’art contemporain ― Soutine ne vous décevra jamais. Bien au contraire, voyez-le chaque jour et vous l’aimerez chaque jour davantage.
En définitive, Le tableau qui nous retient, qui nous marque, possède des qualités proprement picturales ― comme l’unité, l’intensité, le juste rapport des surfaces colorées ― et offre un accès aux champs de l’intériorité. Ses mots, déjà prononcés, sont à prendre dans toute leur force car la peinture réclame, les tréfonds de l’être, l’artiste tout entier. Il suffit d’observer l’autoportrait du vieux Bonnard, en tête de cet article, et de penser aux autoportraits des vieux Rembrandt, Tintoret, Picasso… pour admettre que cette attente n’a rien d’exagérée.
« Le tableau qu’il soit à l’huile, à l’eau, qu’il soit fait d’étoffes, de ciment ou de la boue des chemins, n’a qu’une signification : la qualité de celui qui l’a créé et la poésie qu’il porte en lui. »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p. 34
Le supplément d’âme espéré ― nous y revoilà ou plutôt nous y voilà ― nous renvoie à la conscience, à l’intégrité et, d’une manière très large, à la notion d’humanité. Il est donc question de La sincérité, qui sera longuement évoquée dans un article du même nom. Cependant, le supplément d’âme se rapporte aussi à la profondeur et à la spiritualité. Cette expression réduit donc un peu le champ des investigations qui s’ouvre dès que le mot âme est prononcé. Pour revenir sur la formule que Cézanne a ― de façon un peu hâtive ― réservée à Monet : le peintre ne peut être ramené à un œil, quelque soit son acuité. Ce n’est pas une simple démonstration d’adresse qui va magnifier la journée de l’amateur de peinture, ce n’est pas ce que nous cherchons, il nous faut le supplément d’âme évoqué.
L’expression d’une dimension intérieure constitue donc, avec la sincérité, un atout essentiel du peintre vrai ; le peintre vrai, qui n’est pas exactement, qui est même beaucoup plus, que le vrai peintre.
Pour rendre une copie complète, restait donc à évoquer la profondeur, la profondeur comme la vie intérieure, comme l’être dans son épaisseur.
« La peinture doit venir de l’intérieur ; autrement elle demeure superficielle. »
Zoran Music, l’homme intérieur, interview, Libération du 4 septembre 1992
Bien sûr l’enveloppe ou la coquille ne peut être vide, il faut du fond, de l’épaisseur. Goya peut être cruel, il n’est pas superficiel. Les tableaux de Picasso sont parfois féroces, ils ne sont jamais décoratifs. Matisse peut sembler détaché, lointain, il fait toujours preuve de spiritualité.
Van Gogh, la parfaite icône de cette thématique, a bien cette épaisseur, ce souffle intérieur. Il a développé une invincible et profonde sensibilité qui explique sans doute l’unanimité qui se fait autour de lui. Le visiteur lassé de l’uniformité, des systèmes, de la marche forcée vers la nouveauté, le visiteur à la recherche d’un monde plus profond, plus fécond, plus vrai, trouvera dans les tableaux du maître le remède pour épancher la soif d’intériorité qui parfois le consume.
Desmont, 7-b3 L’intériorité – au mai 18