L’unanimité
Quand je marchais d’un bon pas dans les salles du Louvre à la recherche de ma pitance spirituelle, je n’avais ni guide, ni idées préconçues… Comment expliquer que je sois passé mille fois devant les grands formats de Lebrun sans jamais vraiment m’y arrêter, quand je revenais sans cesse aux Chardin, aux Rembrandt et aux Corot ? Le fait est qu’il existe des œuvres qui nous fascinent et ne nous quittent plus. Ces œuvres touchent profondément la majorité de nos semblables, nous finissons toujours par le constater.
« J’ai les tableaux de Raphaël plus présents que les vers de Corneille, que les beaux morceaux de racine. Il y a des figures qui ne me quittent point. Je les vois. Elles me suivent. Elles m’obsèdent »
Diderot, Essais sur la peinture, Salons de 1759, 1761, 1763, Hermann, 1984
Ces toiles, chères aux visiteurs de musée, appartiennent le plus souvent aux artistes sincères et obstinés dont nous avons dressé La liste. Il y a cet accord, que rien ne vient briser, autour de Velázquez, de Braque, de Staël, de Vermeer, de Cézanne, de Goya, de Van Gogh… Il y a cette admiration sans faille pour Les Ménines de Velázquez, L’atelier VI de Braque, la Composition en noir de Staël, La Jeune Fille à la perle de Vermeer, Le Garçon à la veste rouge de Cézanne, Les jeunes de Goya, l’Autoportrait à l’oreille bandée de Van Gogh, qui illustrent cet article.
Cet engouement n’est pas un phénomène passager et concerne tous ceux qui sont en empathie avec l’univers pictural… Il existe des œuvres majeures, des tableaux qui font l’unanimité.
L’amateur éclairé
Soyons malgré tout réalistes : l’engouement, l’adhésion, ne concerne pas l’ensemble des visiteurs. La foule, nous le regrettons, n’est pas toujours lucide et ses choix lui sont parfois prescrits ; elle se presse devant La Joconde comme elle se porte en masse devant la tour Eiffel. Il existe, c’est certain, un goût pour la peinture chez beaucoup de nos contemporains, mais comme dans tous les domaines — la peinture et la musique, la musique ou la cuisine — on ne naît pas connaisseur, on le devient. Le goût se forme. Des repères vous sont donnés et un enthousiasme vous est communiqué. Faute de quoi vous ne vous préoccuperez, ni de peinture, ni de cuisine, et votre seule idée, si quelqu’un vous traîne à Orsay, sera de gagner le Mac Do le plus proche.
Bien sûr vous le saviez, je me permets cependant d’insister. Si nous oublions ce que Michel Foucault a nommé le « tableau-objet », c’est-à-dire le tableau dans sa matérialité, la peinture dans son irréductibilité, nous pouvons considérer que le tableau entre dans la catégorie des images. Dans la mesure où chacun d’entre nous a produit et — en tout cas — observé un très grand nombre d’images, l’expression visuelle paraît relever de l’évidence, d’un running quotidien aux murs, aux écrans et aux cimaises de la cité, de la toute nouvelle fonction d’un logiciel graphique. Bien sûr cela ne suffit pas, l’expression visuelle en général et la peinture en particulier sont des domaines complexes. Ainsi cette conviction que nous avons de porter un regard aigu sur le tableau relève parfois de l’illusion. Pour apprécier l’œuvre majeure, il est nécessaire, mais pas inné, de percevoir les enjeux et les qualités propres à la peinture. Ces points figurent en bonne place au programme du blog. En attendant leur examen, considérons que l’œuvre essentielle suscite bien l’adhésion, mais précisons que les adeptes, les affiliés, sont avant tout des visiteurs épris de peinture, souvent plus avertis qu’on ne pourrait le penser. Il existe dans ce public là de véritables érudits, je veux parler une fois de plus de l’amateur éclairé.
Permettez moi tout d’abord de vous présenter Jean Bauret, et de donner ainsi un visage à cet acteur indispensable de l’univers pictural :
« C’est précisément après ce vernissage qu’une correspondance suivie s’établit entre Nicolas de Staël et Jean Bauret. L’industriel confie au peintre les impressions que lui a inspirées l’exposition. Avec son regard expérimenté, Bauret décortique dans le détail chaque élément de la peinture. Dès lors, Staël reconnaît en lui l’un des très rares connaisseurs à qui il accordera toute sa confiance. »
Anna Hiddleston, Anne Malherbe, Chronologie, publié dans le Catalogue de l’exposition Nicolas de Staël du 12 mars au 30 juin 2003 au Centre Pompidou, édition du centre Pompidou, Paris, 2003, p. 41
Cette citation est édifiante, mais je ne suis pas sûr qu’elle m’ait convaincu à l’époque où mes toiles commençaient enfin à consister. Après avoir laborieusement fait mes classes, j’étais en effet persuadé que seuls les peintres comprenaient la peinture. J’ai pris toute la mesure de mon ignorance lors d’une exposition consacrée à de Staël. Un évènement qui a eu lieu à l’Hôtel de Ville de Paris, en 1994. De Staël n’était et n’est toujours pas une star, comme Monet ou Rothko, et le public de l’exposition était constitué, dans sa majorité, de connaisseurs. Ils étaient là, comme moi, attentifs et gourmands devant les œuvres du maître. J’ai vite constaté qu’ils aimaient et connaissaient la peinture. Si vous exposez, soyez d’ailleurs certains qu’ils se trompent rarement et que leur choix portera sur le plus achevé de votre production. Les peintres seraient bien inspirés de baiser les pieds de ces passionnés. Ce sont eux qui transmettent et transmettrons l’amour des grandes œuvres et — ce n’est pas à négliger, leur achèterons peut-être leurs travaux. L’amateur éclairé donc, se fiant à son expérience et à son instinct, crie parfois au chef-d’œuvre devant un Staël, un Monet ou un Rothko. Cet enthousiasme est le plus souvent partagé par des amateurs moins avertis dont la visite ne relève pourtant pas de l’excursion culturelle.
La rareté
L’œuvre ineffable, ainsi distinguée par les mordus de peinture, est une toile précieuse, une toile rare. C’est celle que l’on rêve d’enlever au musée et de garder à tout jamais chez soi. C’est une des toiles que l’on choisirait si, parmi tous les tableaux du musée d’Orsay, il fallait n’en garder que vingt.
Il existe ainsi nettement plus de tableaux réussis que d’œuvres essentielles. L’artiste est fondé à chercher La peinture qui tient, qui fonctionne. Cela représente souvent un travail âpre, parfois héroïque. Je me souviens que Cézanne lui-même considérait qu’il sortait un maximum de « huit bonnes toiles par an ». Cézanne était — de son propre aveu, un besogneux, mais son exigence était extrême. Si Picasso, Manet ou Monet, les prolifiques, les surdoués, ont réussi d’innombrables toiles, ils n’ont sans doute pas abouti plus d’œuvres majeures, que Cézanne, Van Gogh ou encore Bram Van Velde.
Le moment est venu de porter un pronostic dont il peu question dans les manuels. Depuis longtemps je comptais caler ma déclaration à cet instant précis et surtout m’en tenir là, ne pas y revenir. Cependant, sous peine de stopper l’avancée de mes ruminations, j’ai déjà abordé ce point plusieurs fois. Peu importe, cette étude n’est pas gravée dans le marbre et viendra le temps de dégraisser. Voilà donc mon annonce ou plutôt ma piqûre de rappel : le peintre le plus prodigieux n’est pas irréprochable. Il connaît le gâchis et commet à l’occasion des toiles sans intensité, sans profondeur ou sans unité. Cette affirmation semblera mesquine ou anodine, mais rapportée au flux des commentaires, à tous les ouvrages consacrés à la peinture, c’est un sacrilège, un véritable attentat. Il est vrai que l’on se trompe souvent, que l’on met parfois un temps infini à déceler les qualités d’un tableau, c’est le sujet même de deux billets intitulés respectivement Aborder les œuvres et Les goûts et les couleurs. Je n’ignore donc pas à quel point le terrain est glissant, mais faut-il bétonner la production du peintre d’exception sous des éloges inconditionnels ? Celui qui arpente régulièrement les lieux d’expositions vous le dira sans plus de formalités : Raphaël ou Rubens sont — quelquefois — bien emmerdants. Mon pronostic n’a donc rien d’ébouriffant. En réalité, voilà ce qui me tracasse, voici l’exact objet de cette digression. L’usage veut qu’une fois le maître couronné, l’estrade dressée, son œuvre entière soit sanctifiée. La convention, le propos constamment lénifiant, appelle le « tout ou rien ». Si — contrairement à l’annonce officielle — tout n’est pas bon, c’est probablement que tout est mauvais… Le spécialiste se sera gaufré. Il laisse en tout cas le nouveau visiteur, l’amateur potentiel, perplexe et bientôt désabusé.
En écrivant que le maître peut échouer, a échoué parfois, je ne veux pas dire qu’il a commis l’irréparable. Un Rembrandt qui ne nous remue pas, même quand nous l’avons vu cent fois, reste un Rembrandt. S’il peut patauger, flirter avec le chaos, le désastre est rarement le lot du peintre confirmé. Bien sûr le maître est faillible. Cependant si un Matisse vous laisse indifférent, n’oubliez pas — comme on se surprend parfois à le faire, que ce n’est qu’un des tableaux du maître. Seule la somme de ses toiles vous donnera vraiment la dimension de ce peintre réputé.
L’artiste aguerri a produit le plus souvent quelques centaines de tableaux, Picasso en a fait plus de mille, cela n’étonnera personne. Autant les tableaux des caciques ne sont pas tous à tomber, autant un certain nombre d’entre eux — par leurs qualités formelles et leur singularité — nous sont précieux, indispensables. Ce sont ces tableaux là qui font le grand peintre, le cador, le calife. Vermeer n’aurait-il fait que La vue de Delft, le plus grand tableau du monde selon Proust, ou La jeune fille à la perle, que nous aimons tous, son legs serait déjà inestimable.
L’œuvre essentielle ne relève pas de la légende ou de la magie. Cependant, si l’on en croît Bram Van Velde, ce peintre exceptionnel, elle s’explique difficilement :
« Il est rare qu’on soit vraiment satisfait de son travail. Qu’on puisse penser qu’on s’est approché de ce que l’on aurait aimé atteindre. Mais là, il n’y a jamais d’intervention de la volonté. Il faut des circonstances exceptionnelles… C’est toujours un peu le miracle… »
Juliet Charles, Rencontres avec Bram Van Velde, P.O.L, 2001, p. 61
Miracle, exceptionnel, essentiel : quand ces mots sont prononcés, voilà qu’apparaît la notion d’absolu.
L’absolu
Il y a le tableau qui existe, qui relève bien de l’expression plastique, et l’œuvre essentielle. Quelque soit la puissance et les capacités du créateur, cette dernière demeure exceptionnelle et ne peut se décréter :
« Le désir de créer quelque ouvrage où paraisse plus de puissance ou de perfection que nous n’en trouvons en nous même, éloigne indéfiniment de nous cet objet qui échappe et s’oppose à chacun de nos instants »
Paul Valéry, Degas Danse Dessin, Collection Idées, Gallimard, 1983, première parution en 1938
Comme maître Frenhofer, le héros du chef-d’œuvre inconnu de Balzac, tout artiste prend effectivement de grands risques en voulant — à toute force — atteindre la perfection achevée. Ainsi que l’écrivait Dürer : « (…) un homme peut esquisser quelque chose avec sa plume, sur une demie feuille de papier, en un seul jour (…) et il advient que cette œuvre soit plus artistique que le grand œuvre d’un autre homme, où il aurait investi toute une année de sa vie. »
Pourtant le peintre est téméraire et ne ferme pas toujours les yeux face au soleil de l’absolu. Staël, de son propre aveu, cherchait à l’atteindre et y est parfois parvenu. A en croire André Lhote, le cas n’est pas unique :
« Pour Cézanne, familier de l’absolu, il n’est point de moment où cette beauté ne puisse se révéler dans son imagination, comme elle apparu jadis à Paolo Uccello et au Greco »
André Lhote, Les invariants plastiques, Hermann, Miroirs de l’art, 1967 (1948), p. 51
Si Cézanne a atteint l’absolu, il n’a jamais fait mention d’un tel objectif ; peu de peintres l’ont d’ailleurs revendiqué. Pourtant, si l’on pense à Poussin, à Delacroix, à Matisse… Il semble difficile de rayer définitivement la quête d’absolu de nos registres. Si c’est bien le cas, si la soif est là, encore faut-il déclarer que l’on vise le summum de l’art pictural ! Et, même à voix basse, de soi à soi, n’est t-il pas périlleux de formuler ce genre de vœu ? Cette quête ouverte n’a-t-elle pas d’une certaine manière scellée le destin de Staël ? Ne voyez pas la superstition dans ces propos, mais plutôt le risque de s’égarer sur des chemins certes élevés, mais incertains et parfois impraticables.
Avec pondération, retenons donc la quête de l’absolu pour ce piège redoutable dont parlent les théoriciens contemporains, ou plutôt laissons chaque artiste s’arranger avec cette notion. Il n’existe vraisemblablement pas de constante, de règle ; chaque peintre à sans doute la sienne. Avec en ligne de mire l’œuvre invincible, il est sans doute plus approprié, en tout cas plus simple, de réunir les peintres des peintres, les membres de La liste, par L’idéal de la peinture plutôt que par une quête frénétique de la perfection achevée.
Pour le peintre le plus puissant, le plus cohérent et le plus obstiné, la genèse de l’œuvre d’art comporte toujours une part d’inconnu. La création échappe en partie à son auteur, c’est en tout cas une hypothèse que je risquerai prochainement. L’interrogation semble légitime, mais la vraie question, la question qui nous intéresse ici, est la suivante : que ce soit sans le chercher, en évitant même d’y penser, ou en le cherchant sans cesse, le créateur a t-il atteint quelque chose d’essentiel, quelque chose qui relève de l’absolu ?
Qui était à même de concevoir ou plutôt d’imaginer La résurrection du Greco ou Les jeunes de Goya avant leur création ? Ces œuvres constituent depuis des entités plastiques indépassables. Il est possible de faire autre chose, mais il est impossible de faire mieux. Alors, si la quête de l’absolu peut être considérée une gageure, un dangereux mirage, ces œuvres n’en relèvent pas moins de l’absolu. Cette dimension est ressentie tôt ou tard par chacun d’entre nous. Il y a ainsi dans l’œuvre essentielle quelque chose d’universel. Elle ne concerne pas uniquement un public averti, comme j’ai pu l’écrire un peu plus haut. Je dois maintenant m’employer à nuancer cette affirmation.
La synthèse
Je reste persuadé que nous n’avons pas — par défaut — un accès au pays des tableaux. Les grandes œuvres ne se livrent pas instantanément, il en est en tout cas qui résistent comme celles de Poussin ou de Bissière. Il faut d’une certaine manière être à la hauteur et laisser le temps opérer. Dans notre approche de la peinture, le récit ou — inversement — l’absence de récit peuvent aussi nous gêner. Tous ces points sont évoqués dans Aborder les œuvres et Les goûts et les couleurs. Pour éviter de rabâcher, je me permets de vous renvoyer une nouvelle fois à ces deux articles.
Malgré tout, il est des œuvres majeures qui — sans préavis — envoûtent la plupart de ceux qui viennent à les regarder. Est-ce parce qu’elles sont plus accessibles, plus formidables, mieux référencées… Je serai bien incapable de le préciser. Remarquons simplement cet accord — qui dépasse largement le cercle des amateurs, autour de certaines toiles de Velázquez, de Vermeer ou de Van Gogh. L’œuvre essentielle peut ainsi constituer un raccourci, un genre de passerelle, pour celles et ceux qui n’ont pas bénéficié de l’émulation et de la transmission.
Il m’est revenu une petite anecdote qui illustrera mon propos. J’étais dans une soirée à gribouiller pour passer le temps. Quelqu’un qui n’entendait rien à la peinture et au dessin — ne voyez aucun jugement dans cette présentation, me regardait faire. Par curiosité ou par politesse, il a voulu feuilleter mon carnet. Entre deux de mes croquis, il est tombé sur la copie d’un Goya ou d’un Degas. Ce carnet est désossé depuis longtemps et je ne sais plus exactement de quelle œuvre il s’agissait. De ce tableau, en tout cas fabuleux, restait une composition quasiment abstraite en noir et blanc. Après l’avoir regardée attentivement, mon voisin c’est exclamé : Ah, ça j’aime ça ! J’aime vraiment ça ! Je n’ai pas moufté, acceptant par là des congratulations qui ne m’étaient pas destinées, mais cette envolée sincère m’a frappé. En y réfléchissant bien cette réaction n’a rien d’exceptionnel : La peinture mérite bien sûr des efforts et les nécessite parfois, mais ce n’est pas un domaine réservé. C’est ainsi que seules l’ouverture d’esprit et la curiosité sont nécessaires pour apprécier les toiles qui illustrent ce billet.
Quoi qu’il en soit, connaisseurs ou pas, l’œuvre essentielle est le meilleur chemin pour aborder le territoire des peintres. Elle réussit la synthèse, la quintessence, des qualités qui font la peinture. Une fois adoptée, elle nous donnera la juste mesure du peintre rencontré, elle fera repère dans la multitude des œuvres exposées. Nous venons de pénétrer un cercle vertueux, ou plutôt un cercle magique, dont je compte bien reparler.
DJLD, L’œuvre essentielle – au 2 août 15
Salut
Commentaire depuis mon camping en Bretagne au Croisic (il pleut !).
Comme d’habitude, très bien écrit.
Tu devrais passer à… FaceBook pour être mieux suivi par tes fans 😉
Bises
Pat
Je découvre votre site qui apporte des éléments de connaissance et de réflexion. Il reflète bien votre recherche.
Bonne continuation