Pas de procédés en peinture

Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David, 1654, huile sur toile, 142 × 142 cm, musée du Louvre, Paris

Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David, 1654, huile sur toile, 142 × 142 cm, musée du Louvre, Paris

Le territoire que j’ai l’ambition de tracer est celui d’une peinture exigeante, qui ne peut se contenter de décrire une portion du monde visible ou de délivrer un message. Ainsi quelques tacles ne sont pas exclus car il est des conventions, éloignées des réalités de l’univers pictural, qui entravent la marche du visiteur de musée. Il n’y a pas que l’anecdote qui peut nous détourner de la peinture pure, c’est-à-dire de la peinture considérée pour les qualités qui lui sont propres ou encore de « la peinture nue », comme le disait Giacometti à propos du travail de Georges Braque. Ce dernier, parfois présenté comme un simple lieutenant de Picasso, est en réalité un peintre très important. En premier lieu par son inventivité et la fabuleuse qualité de son travail, mais aussi parce que, le premier, il a théorisé l’émancipation de la peinture, c’est-à-dire son indépendance absolue vis-à-vis de toute autre forme d’expression.
Bien ! Vous le savez peut-être déjà, je suis sans pitié et je n’hésite pas à rabâcher quand le sujet le mérite : il existe de nombreux critères — sans rapport avec la logique picturale — susceptibles d’accaparer et l’attention du visiteur et celle du théoricien. Ainsi, lorsqu’une œuvre est commentée, même longuement analysée, il est rarement question des propriétés spécifiques à la peinture. Les commentaires dont le spécialiste enveloppe le tableau, s’appuient sur le message — qu’il ira trouver dans le dessin et la coloration de l’œuvre. Il peut aussi ou encore s’appuyer sur une théorie artistique susceptible d’en expliquer l’aspect. Ce discours, souvent périphérique à la peinture elle-même, a sauvé bien des toiles sans consistance. À l’inverse la bonne peinture n’a pas besoin de longues déclarations.
À propos du Courbet affiché immédiatement en dessous, remarquez simplement que le bateau noir peut être considéré comme une des clés de cette composition colorée. Il fait contraste avec toutes les autres parties de la toile et si vous le masquez un instant (du bout du doigt) le tableau perd de sa consistance. Ce bateau est bien un bateau, mais, au sein du parfait ensemble que constitue cette toile, c’est avant tout une indispensable tache colorée.

Courbet Gustave, La mer calme, 1869, huile sur toile, 59,7 x 73 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York, Copyright de l'image ©Metropolitan Museum of Art

Courbet Gustave, La mer calme, 1869, huile sur toile, 59,7 x 73 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York, Copyright de l’image ©Metropolitan Museum of Art

En accord avec l’incroyable générosité qui me caractérise, je prendrais un deuxième exemple. Et quel exemple camarades ! J’ai en effet choisi Bethsabée au bain, le tableau de Rembrandt qui chapeaute ce passage. Avec La comtesse del Carpio de Goya et le Portrait de Berthe Morisot de Manet, ce tableau devra absolument être sauvé quand Paris sera submergé par les flots. A propos de cette toile irremplaçable, je vous pose la question : quelle théorie pourrait bien expliquer l’engouement qu’elle suscite ? Il est toujours possible de parler de la lumière, de la sobriété de la gamme colorée, du parti amené sur Bethsabée… mais cette œuvre majeure n’a nul besoin de commentaires pour enchanter l’amateur de peinture.
Dans un registre qui peut sembler contigu ou voisin, mais qui provoque l’accablement plutôt que l’enchantement, la recherche d’un message ou l’utilisation de théories annexes à l’esthétique permet d’occulter ou de ne pas se prononcer sur les qualités formelles des tableaux. À la faculté d’arts plastiques, j’ai ainsi bénéficié d’une analyse de L’enterrement à Ornans, encore une œuvre du formidable Courbet. Trois heures durant, il a été question de tout : du nombre de personnages, de leur rang social, de la géographie des lieux et même de la franc maçonnerie. Pas un instant l’unité du tableau, sa frontalité, sa coloration… aucune des qualités d’ordre pictural n’ont été évoquées. Ce type de discours requiert une somme de connaissance impressionnante et une grande agilité de l’esprit, mais il est sans rapport avec la peinture elle-même, hors sujet en réalité.
Alors, pour juger de la peinture, ou plutôt pour tenter de mieux la comprendre et l’apprécier, pour s’en repaître en définitive, nous devons dépouiller le tableau des valeurs étrangères à ce mode d’expression. C’est donc sans le moindre remords que je vais tenter de relativiser l’importance des formules les plus fameuses utilisées sans modération par le commentateur attiré.

L’analyse des œuvres

Un certain nombre de points ou de données sont  censés structurer ou assoir la lecture des tableaux. Les différents points de ce type d’analyse sont enseignés dans les écoles et les manuels. Pourtant les premier concernés, les peintres et les amateurs de peinture invétérés, se soucient peu de ces analyses normées et sont attachés à des critères plus en phase avec les réalités d’une pratique picturale bien comprise. Quand à cette publication, généralement récalcitrante aux conventions, elle n’est pas très loin de considérer l’essentiel des postulats officiels comme autant de leurres.

Ainsi, nous ne traiterons pas du signe, qu’il soit iconique ou symbolique. Ne croyez pas manquer là quelque chose d’essentiel, comme j’ai pu m’en inquiéter quelque temps, car comme l’écrit Pierre Francastel :

« La première erreur à éviter est de réduire l’esthétique à une théorie du signe. »
Pierre Francastel, La réalité figurative, Denoël/Gonthier, 1978, p. 17

Dans un registre proche, nous écarterons aussi l’indice, les éléments de représentation et toutes ces notions parfois complexes, qui  — comme le référent ou le signifié  — font les délices de la sémiotique. La sémiotique est sans aucun doute une science respectable qui s’intéresse au message porté par les images, mais, notre terrain est celui de l’expression pas celui de la communication. D’ailleurs le tableau n’est pas une image et je vous dois de développer ce point à un moment ou un autre.
Qu’il s’agisse de peintures allégoriques, de peintures de batailles, ou encore de portraits, le genre ne doit pas lui non plus compliquer ou fausser nos investigations. Les peintres et les amateurs de peinture avérés savent bien qu’un petit paysage de Corot vaut toutes les scènes historiques de Charles Lebrun.
Aujourd’hui, vous l’aurez sans doute remarqué, le thème est à l’honneur : Rembrandt et la figure du Christ, La saisie du modèle, Le néo impressionnisme de Seurat à Matisse autour de Henri Edmond Cross, ou, plus kitsch, un parcours du Louvre intitulé La Nature morte de fleurs dans les Ecoles du Nord : bouquets, corbeilles et guirlandes… Certains thèmes, comme L’Âge d’or hollandais, semblent alléchants, cependant l’exposition aurait pu s’intituler De Rembrandt à Vermeer… On aurait ainsi éviter Ilone et George Kremer, héritiers de l’Âge d’or hollandais, une improbable saison II.

Allons à la rencontre des peintres, voyons l’œuvre d’un peintre ou de plusieurs, qui ont travaillé ensemble quelques temps, voyons les tableaux réunis par un grand collectionneur… La bonne peinture se suffit à elle même et, selon la formule de Clément Rosset, « elle ne demande qu’à être vue ».
Clément Rosset cité par Régis Debray, Vie et mort de l’image, Gallimart, 1992

Monet Claude, La rue Montorgueil, 1878, huile sur toile, 81 × 50 cm, Musée d'Orsay, Paris

Monet Claude, La rue Montorgueil, 1878, huile sur toile, 81 × 50 cm, Musée d’Orsay, Paris

Contrairement aux différents attributs qui viennent d’être évoqués, le sujet — lui, peut consister et se révéler, sinon décisif, du moins profitable. On pense ainsi à Giotto, à Breughel, à Goya ou encore à Picasso. Cependant, qu’il en appelle à l’histoire, au mythe, qu’on le trouve dans la représentation d’un motif ou dans l’expression d’un sentiment, il ne garanti en rien la qualité d’une toile. Ce point est minutieusement développé dans un passage intitulé La peinture comme sujet ?

Considérer ou plutôt présenter la peinture pour les qualités qui lui sont propres, est un exercice périlleux. Régis Debray illustre parfaitement cette difficulté en évoquant « le royaume toujours secret et fuyant de l’émotion visuelle ».
Debray Régis, Vie et mort de l’image, Gallimart, 1992, p. 48

Dans le flux de mes ruminations, il est pourtant constamment question de la peinture pure ou de la peinture-peinture. Quelque soient les définitions que l’on trouvera dans les manuels à propos de ces deux locutions, je défends l’idée qu’elles sont cousines. C’est-à-dire que le pictural, dans les enjeux qui lui sont particuliers — la frontalité, l’étendue, la respiration, l’équilibre, l’intensité, l’accord, les contrastes, le parti, l’unité, l’ensemble — est l’absolue priorité du peintre. Cette voie n’est pas une solution de facilité et n’est d’ailleurs pas fréquemment empruntée — en tout cas jusque dans ses exigences ultimes. Aussi, voyons de quels habits peut-on encore soulager notre égérie.

Pour commencer, et au risque de contrarier la troupe entière des étudiants en histoire de l’art, je dirais qu’il faut parvenir à considérer la peinture débarrassée de son contexte, car comme l’écrit Benjamin Olivennes :

« L’œuvre m’arrête, elle arrête le temps. Elle me délivre de l’histoire bien plus qu’elle n’indique son règne inflexible »
Olivennes Benjamin, L’autre art contemporain, Grasset, janvier 2021, p. 46

Mais, accélérons et établissons sans plus tarder une liste exhaustive des obstacles à la peinture-peinture. Pour considérer la peinture pure, la peinture dans son essence : il nous faut écarter non seulement l’évènement historique et l’anecdote, mais encore la description (si habile soit-elle), l’illustration (si réussie soit-elle), l’éventuel message et enfin les théories artistiques. Ces dernières ne constituent pas le paramètre le plus facile à mettre en quarantaine, j’en conviens, mais je ne peux rien lâcher.

Les théories artistiques

Il reste donc en magasin les théories sur l’art. Elles ont la noble ambition de clarifier et parfois de définir les règles de la peinture. Certaines de ces théories nous sont familières et je comprends parfaitement qu’elles fascinent nombre de mes congénères. C’est donc toujours dans l’idée d’approcher la peinture au plus près, dans sa substance, que nous allons nous interroger sur l’influence de quelques-unes de ces légendaires formules. L’objet de cette réflexion n’est pas de décortiquer l’ensemble des axiomes qui ont pu être énoncés, mais de parvenir à en relativiser l’importance. Sans tenter de me faire remarquer par une cruauté exagérée, je dirais que les théories artistiques n’expliquent pas vraiment les qualités intrinsèques de la peinture et relèvent parfois de l’incantation.
Dans le cours de mon enquête, certaines théories, comme la matérialité du tableau, Le contraste des complémentaires ou L’ancrage dans l’époque, ont déjà été évoquées. Une ou deux d’entre elles vont être repassées un court instant sur le grill, mais cette thématique sera aussi l’occasion d’innover et de faire référence au (trop) fameux progrès en art.

À ce sujet et en guise de préambule, voici le point de vue de l’expert, en l’occurrence celui d’Auguste Renoir :

« La vérité est que, dans la peinture comme dans les autres arts, il n’y a pas un seul procédé, si petit soit-il, qui s’accommode d’être mis en formule. Tenez ! J’ai voulu doser, une fois pour toutes, l’huile que je mets dans ma couleur: eh bien ! Je n’ai pas pu y arriver. Je dois à chaque fois mettre mon huile au jugé! On croit en savoir long quand on a appris, des « scientifiques », que ce sont les oppositions de jaune et de bleu qui provoquent les ombres violettes, mais quand vous savez cela, vous ignorez tout encore. Il y a, dans la peinture, quelque chose de plus, qui ne s’explique pas, qui est l’essentiel. Vous arrivez devant la nature avec des théories, la nature flanque tout par terre… »
Ambroise Vollard, La vie et l’œuvre de Pierre-Auguste Renoir, Éditions ambroise vollard, 1919, paris

Pour étayer mes affirmations, je peux généralement m’appuyer sur les propos d’illustres témoins. Sur ce terrain particulier, je n’ai vraiment que l’embarras du choix… C’est une véritable manne, un choix pléthorique, dont je ne retiens — je le jure — qu’une infime partie.

Ainsi, et toujours à propos du nombre d’or, j’ai déjà cité Bissière dans un article intitulé Les règles bien connues de la composition, mais Francastel ne dit pas autre chose :

« (…) la traduction en qualité mathématique d’une œuvre d’art est légitime, mais elle ne doit pas nous donner l’illusion qu’en établissant des rapports entre les arts et les mathématiques nous touchons aux véritables causes. »
Pierre Francastel, Peinture et société, Denoël, 1984, p. 237

De la même manière, les nombreuses théories sur la couleur sont à relativiser. Il suffit de penser à cette formule de Matisse, prodigieux coloriste s’il en fut :

« Le choix de mes couleurs ne repose sur aucune théorie scientifique, il est basé sur l’observation »
Henri Matisse, Propos et écrits sur l’art, Savoir, Hermann, 1993

Certains peintres, et non des moindres, ont prétendu le contraire ou du moins se sont montré sensibles à ces théories scientifiques, notamment aux fameux contrastes des complémentaires… Cette citation d’Élie Faure devrait ramener les fruits de ces découvertes à leurs justes proportions :

« Les peintres s’intéressent aux découvertes de Chevreul qui ne fait en somme que prouver ce qu’avaient déjà deviné Titien, Tintoret, Véronèse, Gréco, Rubens, Rembrandt, Velázquez, Watteau, Chardin, Reynolds, Goya, ce que savaient Constable et Delacroix »
Elie Faure, Histoire de l’art, Bartillat, réédition 2010 (1921), p. 743

Prenons garde cependant, car nous manipulons maintenant des formules avec lesquelles on ne plaisante pas. Elles sont d’ailleurs encensées dans tous les manuels et nos contemporains, épris d’épaisses vérités, y croient souvent dur comme fer. Il est vrai que le spécialiste (le théoricien, le commentateur attitré, le critique d’art, le professeur de la faculté d’art plastique…) les présentent comme le commencement et la fin, l’alpha et l’oméga du domaine pictural. C’est pourquoi, dans ma volonté éhontée de relativiser l’importance de ces formules, de les démystifier, il me faut faire bonne mesure. A ce sujet, une réflexion d’Henry Houssaye qui évoque les couleurs, la couleur sur un plan général, me semble parfaite et ne sera sans doute pas de trop. Voici ce qu’il écrivait :

« Si ces savantes théories avaient une sérieuse valeur pratique, tout le monde serait coloriste. Grâce à la rose des couleurs, le premier peintre venu égalerait Rubens ou Delacroix, les tapis et les cachemires français auraient l’harmonieux éclat des tapis d’Orient et des cachemires de l’Inde. Or, à ne prendre que les artistes, des cinq ou six mille peintres qu’il y a de par l’Europe, on n’en trouverait pas cinquante qui ne connaissent cette rose des couleurs. La plupart d’entre eux restent néanmoins de bien pauvres coloristes. »
Henry Houssaye, L’Exposition des œuvres d’Eugène Delacroix à l’école des Beaux-arts, Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 68, 1885

Mais, poursuivons. Toujours dans le registre des théories de l’art, un certain nombre d’idées convenues détournent le peintre de sa vocation première. C’est exactement le cas du progrès en Art, cette idée a été combattue sans ménagement, notamment par Delacroix, Matisse, Fernand Léger… Et ainsi que l’a écrit ce dernier :

« Le fait de bien imiter un muscle comme Michel Ange ou une figure comme Raphaël ne crée pas un progrès, ni une hiérarchie en art »
Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Essais, Folio, 1965

Il n’est pas impossible que le nombre inhabituel de citations commence à vous peser, mais, sur le même sujet, et dans un effort tout à fait méritoire, intéressez-vous un court instant à cette remarquable formule de Malraux :

«  La statue gothique n’était pas regardée pour ce qu’elle est, mais comme un échec à être autre chose »
Malraux André, Les voix du silence, Gallimard, 1951

Cette réflexion, qui m’a toujours bluffée, est susceptible d’anéantir à elle seule la notion de progrès en art ! Cependant et dans un registre voisin, on pourrait m’objecter qu’actuellement l’ancrage dans l’époque est bien plus souvent prescrit par la critique que le progrès en art.
Il est vrai qu’à des degrés divers, nous sommes tous en recherche de novation et cette obsession de contemporanéité est adoptée sans réserve par la majorité de nos contemporains. J’ai d’ailleurs commis un article titré L’époque, qui traite de ce que j’aurai personnellement tendance à appeler le préjugé de modernité. Ainsi, pour éviter de me répéter et de surcharger inutilement cet article, je me permets de vous y renvoyer.

Je ne chargerais pas davantage la barque à propos des théories artistiques, je tente juste de réfréner les enthousiasmes et de mettre en doute l’important crédit accordé à celles-ci. Mon attente n’est pas totalement absurde : face à la peinture dans sa magnificence, j’aimerais simplement que le contemplateur ne soit pas perturbé par la recherche d’éventuels procédés de fabrication.

Chaim Soutine, Vue sur le village, 1921-1922, huile sur toile, 72,8 x 99 cm, collection particulière

Chaim Soutine, Vue sur le village, 1921-1922, huile sur toile, 72,8 x 99 cm, collection particulière

En matière de pratique picturale ou même de fréquentation des œuvres, il est vrai qu’il peut être déconcertant de renoncer à toute théorie censée régler la stratégie de l’artiste. J’ai moi-même été franchement déçu quand, placé devant l’évidence, j’ai dû parapher cette clause. Il y a longtemps maintenant, j’ai entrepris de m’appuyer sur un tracé régulateur (l’association des lignes de force et des diagonales du support). Passé quelques tentatives, j’ai dû finalement admettre que cette tactique ne m’aidait pas forcément. Face aux réalités parfois difficiles de l’atelier, on prend rapidement conscience que tous les travaux trouvés, les travaux qui fonctionnent, obéissent à une logique à chaque fois différente, une logique qui ne peut être dupliquée. Il y a bien quelques critères déjà évoqués (l’unité, l’accord, l’équilibre, l’intensité…), mais il n’y a pas de recettes de cuisine dans le domaine pictural.
Quoiqu’il en soit, les théories artistiques, que je me suis permis de décrier, font l’objet de nombreuses publications imprimées. Vous les retrouverez aussi sur le web sous forme de copiés-collés ou d’interprétations parfois très personnelles.

La fascination pour l’ambigüité

Il existe de multiples tactiques susceptibles de nous détourner des réalités de l’atelier. Je vais maintenant parler de l’ambigüité, un facteur qui suscite souvent un vif enthousiasme de la critique.
Comment résister à la fascination pour l’ambiguïté ? Les images doubles ou cryptées, celles qui jouent sur l’anamorphose ou l’illusion d’optique, celles qui se présentent sous forme de puzzles ou de rébus visuels, sont célébrées. L’énigme est devenue la quintessence, le nec plus ultra du domaine pictural. Nous en trouvons l’illustration parfaite dans ce texte de Neil MacGregor. Il évoque ici l’Autoportrait du vieux Rembrandt conservé à la National Gallery de Londres :

« Pour reprendre l’exemple de Gombrich, qui parle très souvent de ce genre de problème, le pouvoir d’un tel portrait réside justement dans l’ambiguïté des traits de la figure, car on a du mal à voir si oui ou non Rembrandt sourit, puisque les commissures des lèvres et les yeux sont cachés dans l’ombre. On a donc du mal à savoir de quelle humeur il est, et cela, pour nous est capital. Lorsque l’on regarde une personne, on veut tout de suite savoir comment elle se trouve, de quelle humeur elle est. Rembrandt rend impossible la réponse à cette question, et, on s’efforce de plus en plus d’y répondre. C’est l’ambiguïté qui fait le chef-d’œuvre. »
H.
Belting, A. Danto, J. Galard… Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? Neil MacGregor, Chef-d’œuvre : valeur sûre ?, Art et Artistes, Gallimard, 2000, p. 146

Certes je me suis bien poilé en lisant « On a donc du mal à savoir de quelle humeur il est, et cela, pour nous est capital », mais il est clair que la multiplication des niveaux de lecture intéresse certains artistes et un grand nombre de critiques. Il est vraisemblable qu’elle intéresse aussi un nombre conséquent de visiteurs de musée. Cette culture de l’ambiguïté n’engage pourtant pas la qualité des œuvres, elle est même susceptible de détourner notre attention des véritables enjeux de la peinture. À ce propos, j’en appelle une fois de plus à Malraux pour étayer mes thèses. Quand bien même il ne l’a jamais pratiquée, cet illustre témoin avait une étonnante compréhension de la peinture, il évoque ici Piero della Francesca, peintre du Quattrocento :

« Piero est le symbole même de la sensibilité moderne qui veut que l’expression du peintre vienne de sa peinture, ses personnages comme ceux des grands peintres sont sans expression (…) l’expression est dans sa peinture. »
Malraux André, Les voix du silence, Gallimard, 1951

Piero della Francesca, La légende de la Vraie Croix - Le songe de Constantin, 1452-1459, fresque, 329 x 190 cm, Arezzo, San Francesco

Piero della Francesca, La légende de la Vraie Croix – Le songe de Constantin, 1452-1459, fresque, 329 x 190 cm, Arezzo, San Francesco

Pouvons-nous pourtant considérer que « tout est dit » et balayer l’ambiguïté d’un revers de main ? Pas vraiment car à proximité de l’ambiguïté on trouve le mystère, et — difficile de l’ignorer, les œuvres majeures en comportent toujours une part.

On pourrait voir là une contradiction avec le pronostic établi précédemment. Aussi, et afin que le plus petit malentendu ne puisse nous séparer, ce point doit être éclairci. Je vous dois donc encore quelques explications.
Comme Malraux — qui sa vie durant a nourri une passion absolue pour l’art, nous ne chercherons pas le mystère dans l’expression d’un personnage, nous ne le chercherons pas davantage dans de dessin mouvant de ruines ou d’ossements. Le mystère qui nous intéresse est associé à la genèse du tableau.
Lors de sa conception, l’œuvre majeure fini par échapper à son créateur. Elle semble alors dotée d’une logique qui lui est propre, comme douée d’existence. Ce que l’on pourrait nommer le corps vivant de la peinture est un phénomène certes mystérieux, mais assez régulièrement invoqué. Je développerai d’ailleurs plus longuement cette thèse dans un article qui devrait s’intituler Le processus créatif.
Alors, va pour l’ambiguïté ou plutôt pour le mystère. Il suffit que celui-ci ne soit pas recherché pour lui-même et ne soit pas fabriqué. Il ne fait pas obstacle au vœu que nous avons formé de considérer la peinture intrinsèque.

Giotto di Bondone, Lamentation, 1303-1306, fresque 200 x 185 cm, chapelle Scrovegni (Chapelle de l'Arena) à Padoue

Giotto di Bondone, Lamentation, 1303-1306, fresque 200 x 185 cm, chapelle Scrovegni (Chapelle de l’Arena) à Padoue

« Une œuvre doit porter en elle-même sa signification entière et l’imposer au spectateur avant même qu’il en connaisse le sujet. Quand je vois les fresques de Giotto à Padoue, je ne m’inquiète pas de savoir quelle scène de la vie du Christ j’ai devant les yeux, mais tout de suite, je comprends le sentiment qui s’en dégage, car il est dans les lignes, dans la composition, dans la couleur, et le titre ne fera que confirmer mon impression. »
Henri Matisse, « Notes d’un peintre », La Grande Revue, 25 décembre 1908

Je comptais vous servir ces (édifiants) propos de Matisse en guise de conclusion, mais je vais jouer les prolongations et tenter de renchérir en me fendant d’une ultime réflexion.

Bellini Giovanni, Madone à l'enfant, fin des années 1480, huile sur bois, 88,9 x 71,1 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York, Copyright de l'image ©Metropolitan Museum of Art

Bellini Giovanni, Madone à l’enfant, fin des années 1480, huile sur bois, 88,9 x 71,1 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York, Copyright de l’image ©Metropolitan Museum of Art

C’est à Giovanni Bellini que nous allons maintenant nous référer. Il s’agit d’un peintre vénitien né, comme Carpaccio, dans le courant du siècle qui précède la venue de Véronèse, du Titien et du Tintoret. Restons-en cependant à la génération des Bellini, sans laquelle évidemment la peinture vénitienne n’aurait pas été en mesure de privatiser les sommets.
En observant la reproduction de l’œuvre de Giovanni, Madone à l’enfant, on voit un rideau orange aux deux tiers déplié. Pour quelles raisons ce rideau obture-t-il une grande part du paysage représenté dans cette toile ? Dans un article, intitulé Les deux dimensions tableau, le principe de frontalité a été longuement commenté. Cependant, dans le cadre de cette publication, je fonctionne par l’addition d’articles et il doit être possible de les lire indépendamment les uns des autres. Cela m’autorise ou plutôt m’amène à me répéter de temps à autre. Mais venons-en à ce rideau, qui a sans doute généré les commentaires les plus extraordinaires. Il est destiné à éviter que certaines parties du tableau ne décrochent et, basculant vers l’arrière, se désolidarisant des autres parties de la toile. De plus, la couleur de ce rideau est aussi l’occasion d’un magnifique contraste de couleurs entre le bleu et l’orange. Cette analyse volontairement très brève, écourtée même, se rapporte à la dimension plastique, c’est-à-dire aux origines même de l’absolu pictural.
Au plan plastique il y aurait c’est vrai d’autres points à mettre en exergue, mais la frontalité et le contraste, que je viens de relever, nous suffirons. Il s’agit de deux des ingrédients qui font la peinture depuis la nuit des temps.
Le lecteur attentif m’opposera peut-être que le contraste de couleur évoqué à l’instant est un contraste de complémentaire (bleu/orange) et que les théories artistiques ont donc parfois du bon. Cela peut arriver c’est vrai, mais dans les années 1480 la loi de Chevreul n’était pas encore adoptée comme théorie artistique. D’autre part, le bleu et le orange évoqués sont — comme toujours en matière de peinture, d’imparfaits complémentaires. En l’espèce je vous glisse encore une fois le cercle chromatique.

Le cercle chromatique de Johannes Itten qui associe le triangle des primaires au cercle des teintes

Le cercle chromatique de Johannes Itten qui associe le triangle des primaires au cercle des teintes

Mon bref commentaire sur la Madone à l’enfant de Giovani Bellini (même s’il approche le moment n’est pas encore venu de se livrer à de longs développements sur les qualités formelles des tableaux), évoque donc cette peinture dépouillée de toute considération annexe, nue en quelque sorte. C’est bien l’angle qu’il faut adopter, si l’on entreprend de parler de peinture ou plus exactement de « parler peinture ».
Pour conclure ce papier, en guise de moralité, j’engage l’amateur de peinture à se méfier des multiples tentatives pour enfermer la peinture dans de savantes théories souvent très éloignées des préoccupations des peintres. Il y a, en réalité, peu de règles dans le métier : une fois initié, après avoir beaucoup travaillé et assimilé quelques grands principes, le peintre se fie essentiellement à son instinct.

 
DJLD – Pas de procédés en peinture – mouture 09-2021

Une réflexion au sujet de « Pas de procédés en peinture »

  1. guillaume+beaugé

    Bravo a DJLD de nous ramener avec une constance inébranlable, sur les composantes de la peinture, qui en est vraiment une…!!! On ne se lasse pas de cette langue vivante, simple, et qui ne se complait jamais… Très abordable a tous…., tout en se référant constamment aux vérités simplissimes qui ne déroutent pas les vrais peintres et les vrais amateurs ..!!!!.
    Même si « Les Voies du Seigneur sont toujours impénétrables …. » (!!!) , il est toujours bon de répéter les principes du Mystère et de l’Énigme……. qui président toujours aux meilleures œuvres !!!…
    Claude Regard … octobre 2021….

    http://wikipedia.org%20%20%20peinture%20non%20figurative%20..

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