La lumière des maîtres est un papier qui vient, dans toute la mesure du possible, étendre et compléter un précédent article intitulé Le luministe et le coloriste. Rappelons tout d’abord la première clause du contrat, une clause introduite dès l’amorce de cette réflexion à propos de la sensation lumineuse : qu’elle soit latérale ou frontale, diffuse ou dirigée, qu’elle se manifeste sous la forme de grandes surfaces qui font contraste ou de circuits et d’échos, qu’elle soit construite par l’interaction de surfaces claires et sombres ou par le contraste de couleurs, il faut que la lumière se manifeste sinon le tableau est perdu.
Si la lumière est indispensable à cette vie mystérieuse qui anime le tableau, existe-t-il des secrets, des méthodes de fabrication susceptibles de générer la sensation lumineuse, sans, bien sûr, perdre la couleur ? En matière de peinture, on ne peut pas vraiment proposer des procédés ou des règles que cela concerne l’accord coloré ou l’avènement de la lumière ; c’est mon intime conviction, une conviction très partagée dans les peintres et les amateurs de peinture aguerris. Si l’article précédent a esquissé quelques pistes, de nombreuses interrogations persistent. Nous ne les résoudrons pas, tant il est vrai qu’on ne peut mettre en fiche la cuisine des maîtres. Nous allons simplement tenter d’en apprendre davantage sur la lumière des tableaux.
Plus cette longue dissertation avance, plus je lis et relis les propos des grandes figures de la peinture, plus je discute avec les peintres d’aujourd’hui, plus j’ai le sentiment que la bonne méthode, la seule méthode, est de trouver la matière de cet essai, son substrat, dans l’œuvre des grands peintres, c’est-à-dire des peintres admirés par leurs pairs. Pour être tout à fait précis, j’ajouterai qu’il ne faut pas se référer à l’œuvre entière du peintre invoqué, sa production évolue et elle d’ailleurs impossible à circonscrire. Il faut donc, dans le cadre de chaque thématique, faire le choix de tableaux spécifiques.
Voyez, en tête de ce passage, L’adoration des bergers du formidable Georges de la Tour. Il amène la lumière du tableau essentiellement par la valeur, mais sans jamais perdre la couleur. Aussi étrange que cette affirmation puisse paraître aux élèves de la faculté d’arts plastiques, il est des peintres parfois très réputés, des notables, des stars de l’histoire de l’art, qui, ayant cherché ou en cherchant a faire vivre la lumière perdent ou ont perdu la couleur. Cet ouvrage est censé tirer le lecteur vers le haut, je ne dénoncerai donc personne.
La clause du contrat, rappelée d’entrée, est bien sûr respectée par de Staël qui atteint la lumière par la couleur. Pour étayer cette constatation il faut affirmer le noir comme couleur, il s’agit d’ailleurs là d’un postulat essentiel à cette publication.
En observant la toile de Staël, inutile de cligner les yeux : la lumière n’est pas générée par le rapport des masses claires et foncées, elle naît du contraste de couleurs — considérées dans leur teinte, leur densité et leur saturation — et non de la découpe de valeurs claires sur un fond sombre.
« Or, il n’y a de lumière pour un peintre, que dans la couleur ; un orangé est plus lumineux qu’un vert acide, un vert qu’un bleu ; on peut trouver d’infinies combinaisons sur ces données primordiales, essentielles et suffisantes […] »
André Lhote, Les invariants plastiques, Hermann, Miroirs de l’art, 1967 (1948), p. 82
Pour boucler ce court récapitulatif, il me faut encore ajouter que tous Les membres de la liste sont des coloristes avérés et qu’aucun d’entre eux n’a négligé la lumière dans ses variations et sa densité. Je vais maintenant tenter d’approcher quelques secrets de fabrication ou, de façon moins chimérique, essayer de distinguer quelques directions suivies par les maîtres de la lumière.
La peinture ne recommence pas elle continue
Nous voilà en toute fin du moyen-âge, au quattrocento, dans la période parfois appelée la première renaissance ou la pré-renaissance, le peintre Fra Angelico est souvent présenté comme un des maîtres de la lumière. Dans les Funérailles de san Antonio Abad, même s’il représente une scène de façon relativement détaillée, la frontalité de l’œuvre et l’avènement de la sensation lumineuse rappelle la facture des maîtres modernes. Le noir est une couleur et la lumière naît du contraste du noir, de l’orange, des verts et des blancs. D’une certaine manière, on n’est pas si loin de la Composition de Staël affichée un peu plus haut.
L’occasion est belle de rappeler que la peinture-peinture, la peinture qui engendre son propre fait, ne recommence pas, qu’il ne s’agit pas de reconstruire ou de recréer les enjeux et les qualités de ce mode d’expression. La peinture continue et se renouvelle, en empruntant le plus souvent aux civilisations éloignées et aux siècles passés. Je ne veux pas dire par là que Staël a copié Fra Angelico, mais plutôt que les maîtres modernes ont souvent été très sensibles aux travaux des maîtres du quattrocento. Voici par exemple ce que Gilles Altieri a écrit à propos du grand Morandi :
« (…) on connaît aussi son admiration pour Giotto, Piero della Francesca et Paolo Uccello — trois peintres de référence aux yeux des artistes qui ont fait l’histoire de l’art moderne »
Gilles Altieri dans Giorgio Morandi, L’abstraction du réel, 5 juin – 26 septembre 2010, Hôtel des arts de Toulon, CMA et Conseil Général du Var p. 2
Les circuits de la lumière
Pour peu que l’on parle peinture et que l’on évoque la sensation lumineuse, il est impossible de négliger Rembrandt. La lumière semble être le véritable sujet de ses tableaux et il n’est d’ailleurs pas exagéré de considérer que ce démiurge est susceptible d’incarner à lui seul cette quête perpétuelle, ce graal, de la profession
Dans le Philosophe en méditation, intégrée immédiatement au dessus, la lumière est dirigée, elle circule et se construit par l’opposition de grandes masses claires et foncées, les circuits lumineux correspondent aux grandes lignes de la composition.
À propos de cette petite merveille, il est légitime d’invoquer le clair-obscur. D’une certaine manière, il est même possible de considérer la lumière pour elle-même, dans sa circulation et ses oppositions. Elle ne naît pas d’une pauvre contrefaçon du monde visible. C’est bien sûr une lumière inventée que l’on ne peut dissocier de la couleur.
Pour tonifier ce bref commentaire sur Rembrandt, je vais faire appel à Giuseppe Ungaretti. Cet auteur est poète avant d’être critique d’art. Les poètes et les écrivains, certains d’entre eux dans tous les cas, sont plus proches des peintres que les historiens et les théoriciens. C’est du moins une des thèses défendues dans le cadre de cette publication et cette citation devrait parfaitement l’illustrer :
« Rembrandt donne à entendre qu’il a obtenu le privilège de disposer à volonté de la pierre philosophale : il peut évoquer une lumière d’alchimie, saisie quand le soleil frappe les vitres et les briques des maisons avec une faiblesse invraisemblable — et pourtant d’une brutalité secrètement inouïe. Le plomb alors s’écaille et l’or éclate et dévore comme une lèpre. »
Vermeer, Sa vie son art, les chefs-d’œuvre, Introduction de Giuseppe Ungaretti, Les Classiques de l’art, Flammarion, p. 12
On peut s’enticher d’un peintre, puis l’intérêt éprouvé jadis s’estompe et se dissipe parfois totalement. Ce n’est pas le cas avec les figures tutélaires de la peinture et, tout particulièrement, avec Vermeer. Les tableaux de Jan Van der Meer, dit Vermeer ou encore Vermeer de Delft, ont la force de l’évidence et, chaque jour qui passe, son œuvre m’apparait plus extraordinaire et plus importante encore que je ne le pensais la veille… Quand on aime Vermeer, c’est pour la vie.
Dans le cercle des peintres qui ont la lumière pour sujet, impossible de le manquer. Vermeer, est comme Rembrandt, un maître de la lumière. Cependant, à l’exception notable de La Jeune Fille à la perle (encore que sa pratique du clair-obscur soit tout à fait singulière) le régime de couleurs de Vermeer semble inverse de celui de Rembrandt. Pour le dire de façon sinon schématique du moins resserrée, chez Johannes c’est souvent l’arrière-plan qui est clair, lumineux, et comme l’a formulé Gilles Deleuze :
« Cette fois-ci la lumière ne s’arrache pas au fond obscur ou ne vient pas fouiller un fond obscur, la lumière est à l’arrière plan et c’est… c’est un truc formidable. »
Gilles Deleuze, cours sur la peinture du 2 juin 1981 à l’université Paris VIII
En matière de peinture, il faut se garder de généraliser. Je dois donc ajouter que chez Rembrandt la pratique du clair-obscur n’est ni systématique, ni bien sûr ordinaire ou commune. D’autre part, ne perdons pas de vue, que clair sur foncé ou foncé sur clair, la frontalité du tableau, sa construction dans Les deux dimensions, est fondamentale. Dans les deux cas, le premier et l’arrière-plan sont solidaires et construits de façon à préserver la planéité de la toile. Les maîtres modernes, qui juxtaposaient souvent des aplats de couleurs sur la totalité de la toile, ont d’ailleurs écarté, de façon manifeste, tangible, la notion de fond.
Mais, venons-en à La femme à la fenêtre, dont la reproduction est affichée un peu plus haut. Pour reprendre une expression, totalement appropriée ici, l’ensemble du tableau est pétri de lumière. Davantage sans doute que n’importe quel cacique qui fait référence dans ces pages, le peintre de Delft réalise des découpes, des ajustements, de clairs et de foncés, littéralement magiques. À l’exception du jaune qui est parfois lavé, les tons qui génèrent la belle lumière de la toile sont soit vifs (clairs et saturés), soit profonds (sombres et saturés). La qualité et l’intensité de cette coloration est bien sûr exceptionnelle.
D’ailleurs, voyez comment ce prodige amène, avec la plus grande subtilité, des clairs dans les foncés, très concrètement des jaunes et des bleus, clairs ou moyens, dans les noirs et les bleus foncés. Les surfaces sombres ne sont donc ni bouchées, ni achromatiques. De façon, sans doute plus rare, il amène aussi des clairs dans les clairs ou juxtapose les clairs : du jaune sur du blanc et du blanc contigu au jaune… les deux tons fraternisent et s’avivent (attention aux écrans très lumineux les couleurs peuvent être trop saturées).
Comme toutes les œuvres du maître que j’ai pu voir — soit de mes yeux, soit par le biais de bonnes reproductions — la toile constitue un absolu de couleur et de lumière.
Le Lorrain et Poussin
S’il est aujourd’hui des experts en matière de peinture, Rémy Aron, régulièrement invoqué dans ses pages, en est un. Quand la question de la sensation lumineuse est abordée, voici un peu près ce qu’il dit : il existe deux grandes familles dans le métier, l’une descend du Lorrain et l’autre de Poussin. En m’appuyant sur la prétention proche de l’inconscience, qui parfois me caractérise, je vais tenter d’exposer la théorie de Rémy. Pour l’étayer, je m’appuierai sur deux œuvres : Ulysse remet Chryséis à son père du Lorrain et La Continence de Scipion de Poussin.
Claude Gellée dit « le Lorrain » qui n’a pas encore la place qui lui revient dans cette publication, est évidement un ponte, un cador, un artiste irremplaçable. Regardez Ulysse remet Chryséis à son père, la lumière est irradiante, vibrante, elle vient à contre-jour et circule de façon très subtile sur l’ensemble de la toile. Son avènement est lié aux contrastes de couleur, mais davantage encore à l’opposition des différentes valeurs — ou des différents niveaux de luminosité, qui composent la toile.
Dans la toile de l’illustre Poussin, les plans colorés qui structurent la composition génèrent la lumière par le jeu des différentes valeurs tonales et sans doute plus encore par celui des teintes utilisées. Pour le dire autrement, c’est l’interaction des tons de la toile considérés déjà dans leurs teintes — mais aussi dans leurs valeurs et leurs différents degrés de saturation — qui génère la sensation lumineuse. Tous ces paramètres ont été longuement évoqués dans Le luministe et le coloriste, un texte qui constitue en quelque sorte la première section de cette réflexion sur la lumière des tableaux.
Parmi tous ceux qui se sont réclamés de Poussin, on comptera en premier lieu Paul Cézanne. Dans la toile déjà commentée de Nicolas Poussin, La Continence de Scipion, on observe — à différents niveaux de luminosité et de saturation — des formes bleues, brunes, grises, jaunes et rouges, nettement découpées, sans jamais être fermées ; de leur combinaison naît la lumière. Dans le tableau de Cézanne, intitulé Montagnes en Provence et placé immédiatement après l’œuvre de son mentor, on retrouve cette élaboration de la lumière liée l’interaction de différents plans colorés fermement modelés.
La famille Poussin façonne donc la lumière des tableaux par l’interaction de surfaces colorées clairement définies dans leur coloration et leur forme. Parmi les artistes remarquables qui ont inscrit leurs pas dans ceux de Poussin, on compte bien sûr Cézanne, mais aussi des caciques comme David. Cézanne a sans doute la plus belle filiation qui soit, puisque dans les rangs de ceux qui l’ont aimé et qui n’auraient sans doute pas marqué — à ce point — l’histoire de l’art sans son intercession, on citera notamment Picasso, Braque et Morandi.
Dans la tribu du Lorrain, dans sa lignée, pas de masses claires et foncées ou de surfaces colorées nettement découpées. Chez Monet, la lumière, quelle soit en contre jour ou frontale, est diffuse, vibrante, irradiante. Ainsi dans La cathédrale de Rouen, le portail, soleil matinal, harmonie bleue, reproduite immédiatement au dessus, la lumière en profusion dévore les contours et, plus largement encore, le dessin.
Parmi les épées que l’on peut apparenter à la famille du Lorrain, les artistes qui amènent la lumière à son paroxysme, je citerai encore Seurat, Bonnard, Rothko et Joan Mitchell.
Comme je l’ai écris dans un passage intitulé La liste, je ne connais pas vraiment Joan Mitchell. C’est pourquoi je réserve le jugement que je vais émettre maintenant. Il est d’ailleurs possible que je n’en fasse pas mention éternellement ou que je remanie les quelques paragraphes qui viennent. C’est l’avantage d’un manuscrit numérique, on peut modifier les textes à loisir. Je suis un laborieux et mon truc c’est justement d’affiner… C’est-à-dire d’enrichir ou de dégraisser et de tenter de clarifier et de délier mon propos.
Bon ! Ce n’est pas de moi, mais bien de Joan Mitchell dont il est question. Née en 1925 elle est souvent présentée comme une expressionniste abstraite de la deuxième génération. Joan est effectivement plus jeune que les éminents membres de l’Ecole de New-York, mais elle n’en accède pas moins au succès dans les années 1950, pratiquement dans les mêmes eaux que Pollock, Motherwell ou Rothko. Elle a laissé des œuvres qui font parfois sensation chez les amateurs de peinture invétérés et les gens du métier.
Je dois l’avouer, j’ai vu une seule toile de la célèbre peintre américaine dans sa réalité. C’était il y a quelques mois au centre Pompidou. Je me souviens avoir été impressionné par ce tableau, qui m’a, par ailleurs, immédiatement renvoyé à Monet. Ce jour là, à peine le tableau découvert, je ne pouvais pas m’attarder, il me fallait filer. Quand, trois semaines plus tard, je suis revenu, la toile n’y était plus. Depuis des années maintenant, les accrochages sont très régulièrement renouvelés au centre Pompidou. La chose me tarabuste et je dois exprimer une brève doléance.
Dans cette optique, je prendrai un exemple particulièrement poignant : comment est-il possible de décrocher L’oiseau et son nid de Georges Braque ? C’est-à-dire d’enlever au visiteur une pure merveille dont la reproduction photographique relève de l’impossible. On le sait, cette toile fait un tabac chez les peintres et les amateurs avertis. Par quel cheminement erratique, un conservateur remise-t-il dans les réserves du musée un des plus beaux tableaux du siècle dernier ? Imaginons un instant que le staff du Louvre nous prive de Bethsabée au bain de Rembrandt ou des croisées entrant à Constantinople de Delacroix ou encore du gobelet d’argent de Chardin… ne serait-ce pas là une déception, presque une humiliation, pour le visiteur averti ?!
Assez récriminé, revenons à notre star du moment. À l’exception de cette toile observée rapidement à Beaubourg, je ne connais l’œuvre de Mitchell que par le biais de photographies. Toutefois, il est notoire qu’elle s’est inscrite dans le sillage de Monet. Elle a d’ailleurs vécu à dix-sept kilomètres de Giverny durant plus de dix ans, précisément à Vétheuil, à deux pas d’une maison que Monet a occupée trois années durant… Il n’y a pas de coïncidence, en tout cas cette situation justifie parfaitement le dicton. Elle a donc chaussé les bottes du maître et, dans cet équipage, conçu des toiles remarquables, ou, très exactement, des toiles dont les reproductions laissent penser qu’elles sont remarquables. C’est pourquoi, il m’a semblé légitime de la rattacher à la famille du Lorrain.
Cependant, j’ai dû admettre assez rapidement qu’il est impossible de consigner Mitchell dans une famille spécifique. En effet, ses influences sont multiples : outre Claude Monet, on compte Vincent Van Gogh, Franz Kline, Willem de Kooning et… Cézanne.
Il est bien sûr impossible d’inventer la peinture à soi seul et tous les peintres ont été influencés à différents degrés. C’est d’autant plus vrai que depuis la fin du dix-neuvième siècle le peintre est censé se renouveler à plusieurs reprises durant sa carrière. Cette artiste qui a longtemps vécu dans les boucles de la Seine est la parfaite illustration de cette observation.
Revenons maintenant sur les artistes qui l’ont inspiré. J’ai consulté de nombreuses reproductions et, avec toutes les réserves que cela induit, j’ai ressenti l’influence de Franz Kline et plus encore celle de Willem de Kooning. Je ne m’attarderai pas sur l’influence de Riopelle, qu’il faut pourtant mentionner car il a été le compagnon de Joan. J’ai vu un certain nombre de Riopelle — de mes yeux et à différents moments de mon existence — et je n’ai jamais éprouvé l’amorce d’une émotion. Certaines reproductions, que j’ai consultées ces derniers temps, laissent cependant penser qu’il a fait des choses intéressantes, notamment au début de sa carrière, à la fin des années 1940. Cependant, dans le cadre de cette publication, le dernier mot revient systématiquement aux peintres avérés et jamais l’un d’entre eux n’a soufflé un traître mot à propos de ce peintre canadien.
Alors, comme le veut d’ailleurs la stratégie de cette réflexion sur la peinture, restons concentrés sur les valeurs sûres. De la liste des mentors, c’est donc Cézanne que je sors de ma manche. L’influence de ce dernier est parfois évidente, comme on peut le constater dans une huile intitulée Parasol et reproduite immédiatement en dessous.
Par Cézanne, Joan peut donc être rattachée aux descendants de Poussin, comme elle peut l’être, par Monet, aux descendants du Lorrain. Elle semble en tout cas en mesure de s’inspirer des deux registres et d’autres encore.
Quand bien même je ne suis pas convaincu qu’un artiste ait la nécessité de renouveler régulièrement sa peinture — son style ou sa manière, il évolue et doit éviter tout systématisme. En matière d’arts plastiques les choses sont rarement figées. Ainsi dans Le luministe et le coloriste nous avons vu qu’un peintre peut amener la lumière principalement par la synergie des valeurs et, à d’autres moments de sa carrière, essentiellement par la combinaison des teintes. Aucun peintre digne de ce nom ne peut être réellement enfermé dans un style ou dans une théorie artistique. Le grand Seurat a bien concocté la technique divisionniste, mais son œuvre ne peut être résumée à ce courant. Il semble donc difficile de ranger, sinon la majorité, du moins une part non négligeable des peintres dans deux familles distinctes.
L’hypothèse de Rémy Aron n’en est pas moins fondée. Il y a effectivement des tableaux où la lumière naît du contraste de plans colorés plutôt nettement dessinés, quand dans d’autres tableaux les formes colorées se dissolvent dans la lumière même qu’elles engendrent. Il y a bien une leçon à tirer de cette distinction entre Poussin et le Lorrain et de la filiation qu’elle a engendrée. Aussi, si ce concept ne répond pas à toutes les interrogations, il ne peut toutefois être entamé.
La belle couleur ou la corrélation couleur-lumière
La lumière qui fait notre bonheur dans toiles de Georges de la Tour, de Staël, de Fra Angelico, de Rembrandt, de Vermeer, de Poussin, du Lorrain, de Cézanne, de Bonnard, de Monet, de Bram van Velde et de tous les maîtres de la chaîne, s’accompagne toujours d’une « belle couleur ». Si les tons sont sales, ternes, blanchis ou discordants, la lumière ne se manifestera pas et en guise de tableau nous seront face à un astre mort. Naturellement, je ne pense pas aux tons en eux-mêmes, aux couleurs considérées isolément, mais aux rapports que les tons établissent avec les tons voisins et, plus largement, avec l’ensemble de la toile. Pour ne rien négliger, je serais sans doute bien inspiré d’ajouter le couplet suivant : si la couleur n’y est pas, la lumière — qui peut malgré tout se manifester — ne relève pas du domaine pictural, mais plutôt de la photographie ou de la BD. Sans même évoquer ces deux disciplines, qui représentent chacune un domaine particulier avec leurs enjeux et leurs qualités propres, la lumière ne peut être configurée comme une entité séparée. Dans ce cas, même savamment distribuée, elle ne sauvera pas le tableau.
Ainsi, quand un descendant du Caravage — et parfois le Caravage lui-même — ne se préoccupe que du clair et du foncé, il perd définitivement la couleur. À l’inverse, dans les œuvres en noir et blanc, dans une gravure de Rembrandt, un dessin de Seurat, une toile noir et blanc de Picasso… le chaud, le froid, parfois la teinte, la couleur elle-même, surviennent.
Partons par exemple sur Guernica, cette œuvre mythique de Pablo.
Sans recourir une seconde à la symbolique des couleurs, je vois un ton froid, je dirais un bleu moyen, pour le corps du cheval. La tête du taureau pourrait être peinte dans un ocre-jaune, en tout cas un jaune moyen, et la zone de grande clarté appelle un jaune très clair. Je crois discerner du rouge dans les ombres et du magenta dans les visages de la femme et du soldat… Le lecteur le plus indulgent se demande sans doute si je ne suis pas givré et il me faut tenter de le rassurer. Il est vrai que la couleur ne surgit pas, ne s’affiche pas précisément devant mes yeux. Cet énoncé relève de la sensation ou plutôt de l’intuition. Il faut rester longtemps à infuser parmi les œuvres des peintres d’exception pour développer ce type de sensation… Comment ne pas saisir cette opportunité de le rappeler. Dans tous les cas, une chose est sûre : ce tableau noir et blanc de Picasso est coloré, quand le tableau de quelqu’un qui utilise systématiquement le noir pour foncer et le blanc pour éclaircir les dix-huit couleurs de sa palette, ne l’est pas.
En fait, le principe que je veux promouvoir maintenant est relativement simple : on ne gère pas la lumière et la teinte séparément. À ce propos, rendons une fois de plus grâce à la clairvoyance de Roger Bissière, car dans l’acte de peindre, la couleur et la lumière sont associées ou plutôt indissociables :
« La belle couleur est constituée par un ensemble de tons qui par leurs réactions les uns sur les autres produisent une sensation lumineuse. »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p. 90
Ce théorème se vérifie pour tous les tableaux reproduits dans ce billet et, d’une manière générale, pour l’ensemble de la collection présentée par votre serviteur.
Les couleurs de lumière
Dans cette recherche de la sensation lumineuse, il existe donc bien quelques principes, mais, comme toujours dans le métier, personne n’est en mesure de nous délivrer une ordonnance ou un mode opératoire. Alors, faute de méthode universelle ou de grand secret à révéler, je vais malgré tout risquer quelques observations. Pour ceux et celles qui ont fréquenté longuement les œuvres, il est probable qu’elles relèvent de l’évidence.
Le peintre ne cherche pas à calquer la lumière naturelle, voilà le premier point de mon prêche. Depuis toujours, il interprète, transpose et finalement réinvente plutôt qu’il n’imite la lumière naturelle. La toile de Cenni di Pepo dit Cimabue, reproduite un peu plus haut, en est la parfaite illustration.
Voici maintenant mon deuxième couplet. Il est question d’un piège — certes un peu grossier, sans doute une évidence, mais je dois en parler. N’utiliserez pas un blanc pur dans l’espoir que la lumière advienne. La lumière des tableaux ainsi fabriquée serait vraisemblablement bien morne. Regardez les nappes de Cézanne ou de Soutine et les paysages de neige de Monet, vous n’y trouverez pas ou très peu de zones couvertes d’un blanc sorti du tube. C’est par l’addition d’une deuxième teinte, une teinte fondue, frottée ou juxtaposée — en quantité parfois infime, que le blanc peut s’intégrer et accéder au rang de couleur. En effet, le blanc pur, spéculaire, est un reflet ou un éclat plutôt qu’une teinte.
Naturellement, dans ce mode d’expression qui est le notre, rien n’est simple. Le peintre peut, comme avec l’aquarelle, utiliser le blanc du support. Le tableau de Joan Mitchell, Parasol, reproduit un peu plus haut, est à cet égard un bon exemple : les surfaces de la toile restées vierges composent la circulation lumineuse.
Attention ! Le blanc de la toile n’est pas le blanc du tube et j’ai beau m’ouvrir le cerveau en quatre, visualiser mentalement un nombre incalculable d’œuvres où la priorité est donnée à l’expression plastique, je ne trouve pas d’exemple où le blanc est utilisé pur dans des zones conséquentes de la toile. Quelqu’un qui contemple un tableau de très loin ou qui regarde une petite reproduction peut imaginer que certaines parties soient recouvertes d’un blanc sorti directement du tube. En regardant de manière plus attentive, il devrait constater que ce n’est pas le cas. Les parties blanches de la toile sont le produit d’un blanc mélangé avec d’autres teintes et sont souvent nettement moins claires qu’il y parait. C’est dans le rapport aux autres tons de la toile que se joue cette illusoire lactescence.
Au premier abord, La pie, ce tableau de Monet intégré un peu plus haut, peut sembler d’une blancheur immaculée. Il n’en est rien. Si je converti les tons les plus clairs de ce tableau dans leur pourcentage de luminosité, j’atteins le plus souvent un maximum de 85%, sur une échelle de valeurs qui irait de 0% à 100%. Contrairement aux apparences le blanc est donc effectivement cassé, même dans les zones les plus lumineuses de la toile.
Ainsi, à l’instar du noir, qui n’est pas une non-couleur ou même un ingrédient utilisé pour obscurcir certaines zones de la toile, le blanc peut aussi être considéré et travaillé comme une couleur. Sous certaines conditions, dans certains cas, il peut même constituer la couleur de lumière par excellence. C’est exactement ce qui se passe dans La pie, ce célèbre paysage de neige du peintre de Giverny.
Dans un précédant paragraphe, j’ai écris que « le blanc de la toile n’est pas le blanc du tube », or il me vient soudain que certaines toiles, souvent de piètre qualité et vendues déjà tendues sur leurs châssis, sont au comble de la blancheur. Dans les deux cas (blanc du tube ou blanc de la toile) on a donc le blanc pur, le blanc qui fait peur. Me voilà victime de mon excessive probité, car un ton spéculaire favorise les zones creuses de la toile. Bien entendu, je n’ai pas la science infuse et, dans ma partie, je peux pêcher par trop d’orthodoxie. Alors, soyons fous, intrépides en tout cas, accordons une petite chance à cette teinte — blanc de la toile, blanc cassé et même blanc immaculé — employée dans d’importantes proportions. Dans tous les cas la lumière doit circuler et le ton en question doit exister comme couleur dans son rapport aux autres tons de la toile. Corrélativement, ou dans un même temps, il doit encore contribuer à l’avènement de la sensation lumineuse… Bonne chance malgré tout à ceux et celles qui emploient un blanc inaltéré sur de larges zones du tableau.
Pris dans la succession, la cascade, de mes ruminations, comme engourdi, j’étais sur le point d’oublier une maxime aussi simple que fondamentale. La lumière ne réclame pas nécessairement le blanc, fût-il coloré, cassé, sali, zébré par d’autres couleurs de la palette. Un jaune comme pour Saint Pierre guérissant le boiteux de Cimabue ou des oranges comme dans La femme en rouge de Soutine, conviendrons parfaitement et peuvent constituer les couleurs de lumière du tableau. En réalité, n’importe quel ton clair fera l’affaire.
La couleur jaune qui vient d’être évoquée, m’inspire une petite digression. Elle nous remmène au Bram van Velde, sans titre, Montrouge, 1939-1940, affiché plus haut. Dans ce tableau, comme vous l’avez sans doute remarqué, le jaune est la couleur de lumière. Bien entendu, je ne compte pas insister davantage sur ce point, qui vous est sans doute familier, mon idée est plutôt d’insérer et de risquer une observation. Si vous revenez au Nicolas de Staël, Composition, 1949, intégré en tête de cette section, vous devriez remarquer que les surfaces pâles ont un rapport, même transposé, avec la lumière naturelle. Observez maintenant la composition de Bram van Velde, vous devriez constater que de toutes les œuvres choisies pour étayer ou initier cette réflexion sur la sensation lumineuse, c’est elle qui a le moins de similitude, qui n’a d’ailleurs aucune similitude, avec la lumière naturelle.
Bien entendu, je ne veux pas dire par là que le tableau de Bram est meilleur que celui de Staël ou l’inverse. Ne croyant pas au progrès en matière d’art, je ne pense pas non plus qu’il s’agisse d’une étape nouvelle et essentielle. La peinture trouve souvent son inspiration et un nouveau souffle dans d’autres siècles ou d’autres civilisations — les estampes japonaises pour Van Gogh et les Nabis, la sculpture africaine pour les cubistes, la pré-renaissance pour Matisse ou Morandi… Ainsi cette manière d’amener une lumière totalement distincte de celle du monde sensible n’est sans doute pas nouvelle.
Sans recourir là encore à la symbolique des couleurs, qui n’est pas au menu de ce petit traité, en s’en tenant à notre ligne directrice où l’esthétique prime, revenons quelques siècles en arrière.
Au moyen âge, l’or, le bleu et même le rouge et le vert étaient autant que le blanc des couleurs de lumière. On le voit clairement dans cette enluminure de Jean Fouquet.
On observe malgré tout, dans cette œuvre du moyen âge tardif, un lien, une proximité, avec la lumière du monde réel. Il y a quelques décades, durant mes pérégrinations au Louvre, je passais souvent par une salle dédiée au second moyen âge (ou moyen-âge classique). Dans cet espace étaient exposées les objets peints d’un moyen âge plus ancien que celui où officiait le peintre de Charles VII. Il s’agissait le plus souvent de créations incomplètes, notamment de parties ou de fragments de fresques, Elles avaient été exécutées dans une gamme de couleurs voisines de l’enluminure du maître, une gamme particulièrement intense, comportant moins de bleu, davantage de rouge et de vert, et de l’or, beaucoup d’or. Ces pièces d’une grande simplicité étaient dépourvues de toute velléité de réalisme et donc réalisées sans le moindre modelé. Leur impact était extraordinaire et je me souviens encore aujourd’hui de ces merveilles que — perdu dans l’immensité et les dédales du grand Louvre — je n’ai jamais pu retrouver. La lumière de ces peintures qui n’enlèvent rien à la magnificence des enluminures de Jean Fouquet, reposent sur la combinaison de différentes couleurs : des couleurs de lumière, qui comme celle(s) de la toile de Bram van Velde, n’empruntent rien à la lumière du monde réel.
Face à la toile
Passée cette digression, un peu longue je dois l’avouer, il est grand temps de nous placer face à la toile. Dans cet exercice, ne nous soucions pas trop des théories qui se succèdent et qui souvent s’annulent, quelque soit la manière, le plus important est que la lumière advienne.
Dans ma bonté désormais légendaire, je vais vous proposer une stratégie que vous pouvez adopter et qui peut constituer une solution. Elle vous évitera de toute façon de vous en tenir à ce que qui est de l’ordre d’une mise en couleur, une pratique légitime dans d’autres secteurs comme la communication graphique ou la BD. Choisissez votre couleur de lumière, par exemple un jaune de chrome légèrement rompu avec un violet de cobalt et engagez votre travail sur la toile. Vous dessinez directement en couleur, c’est le moyen le plus sûr de ne pas perdre la peinture en chemin. Tracez, tachez, et couvrez ainsi la totalité de la toile dans l’idée toujours appropriée d’atteindre l’ensemble et d’engendrer la lumière. Peut importe que vos tons soient fondus, superposés ou juxtaposés, pourvus qu’ils soient à leur place et établissent de justes rapports avec les autres tons de la toile. Dans tous les cas, les surfaces colorées les plus lumineuses ne doivent surtout pas être isolées comme mises a part, bloquées. Elles doivent au contraire se perpétuer, s’enchaîner, s’engendrer, ou du moins se répondre comme autant d’échos ou de rappels et éveiller ainsi la surface entière de la toile. Enfin, l’intensité de la sensation colorée doit être graduée, comporter des seuils subtils et des zones de contraste.
Bien sûr, ma parole n’est pas celle de l’évangile et je n’ai pas pour objectif la fabrication d’un manuel d’apprentissage de la peinture. On peut naturellement emprunter d’autres chemins pour atteindre la sensation lumineuse. Le peintre amène souvent la lumière de son tableau en procédant par recouvrements. La lumière se révèle par la superposition des différentes couches de couleur ou, dans des périodes plus récentes, elle peut-être sous-jacente et se manifester dans les arrachements, les déchirements, les interstices…
DJLD – La lumière des maîtres – 08-2020 – première mouture