Le vieillissement des œuvres d’art et les différentes attitudes concernant la restauration, par Clémentine Odier, peintre
« Les restaurateurs ne voient jamais ce qui est essentiel dans les tableaux sur lesquels ils travaillent. Il n’y a pas d’autre solution pour régler ce problème que de leur couper les mains. »
Balthus, Le monde 22/12/1998
Toute œuvre d’art est destinée à naître, vivre et mourir, encore que sa vie se mesure en siècles ou en millénaires.
Les œuvres vieillissent, elles sont constituées de matériaux qui s’altèrent. Les couches s’interpénètrent, elles se tassent. Les variations hygrométriques et thermiques ainsi que la pollution qui va croissant activent le phénomène de vieillissement. Ainsi, les peintures murales découvertes récemment à Deir el Medineh ont trois mille ans et elles semblent intactes ; elles mourront prématurément du fait de leur découverte.
Actuellement les créateurs attachent moins d’importance à la qualité et à la durabilité des matériaux utilisés et des techniques. Les œuvres modernes vieillissent plus vite que les anciennes. Le déplacement des œuvres pour les expositions augmente les risques de dégradation.
L’œuvre d’art a traversé le temps et nous la recevons telle qu’elle est, et, malgré les passages du temps, l’œuvre garde son unité qu’il faut respecter. C’est pour nous le plus important.
Poussin disait de l’unité d’une œuvre : « Cette partie est du peintre et ne peut s’apprendre. » Un restaurateur un peu scrupuleux sait que l’on ne peut pas toucher à un tableau sans l’interpréter, et tous les peintres savent que l’on ne peut toucher une partie d’une œuvre sans en détruire l’unité.
La formation des restaurateurs, des conservateurs et des historiens conduit à une vision morcelée et anecdotique de l’œuvre. Il ne leur est pas permis de voir ce qu’un peintre détecte au premier coup d’œil. C’est ce qui ne peut pas s’exprimer avec des mots et qui provient d’une expérience intime de la création artistique. Pour un peintre un tableau est de la peinture et pour un historien il est un fait culturel, voir sociologique. Le savoir des historiens s’arrête là où la peinture commence vraiment.
Or, on ne peut pas restaurer ce qu’on ne voit pas. Si, pour des raisons esthétiques ou autres, on modifie la qualité plastique de l’œuvre, il y a tous les risques d’en détruire le sens.
Les restaurateurs prétendent retrouver, historiquement et scientifiquement, l’état d’origine des œuvres. Or, l’œuvre a traversé le temps, elle arrive telle qu’elle est ; nul ne sait comment elle était au début, nul ne sait par conséquent quels sont les moyens pour effacer le passage du temps et pour retrouver l’état originel. Il faut accepter le vieillissement des œuvres d’art et redéfinir la mission des restaurateurs.
Toute restauration doit être guidée par le principe suivant : la conservation de l’unité de l’œuvre. C’est la prudence qui doit guider la restauration. Or, nous constatons avec désespoir que la plupart des restaurations effectuées depuis longtemps, dans la plupart des pays ne respectent pas ce principe. On dégrade d’une façon irréversible le patrimoine artistique de l’humanité.
La restauration des tableaux
La restauration abusive des tableaux a commencé en Angleterre au XIXe siècle sous l’influence de la peinture préraphaélite. Les restaurateurs ont déverni les toiles pour retrouver des teintes vives et des contours nets.
Il y a actuellement chez les restaurateurs le désir de rendre les œuvres plus propres. Selon eux, la patine, la crasse et les repeints on obscurci la simplicité du message. Les restaurateurs veulent rendre les œuvres plus lisibles, les images plus colorées et plus facilement identifiables, qui accrochent l’œil plus rapidement. Les solvants utilisés pour « nettoyer les toiles sont beaucoup trop puissants, les glacis et les couches picturales sont détruits au moment du devernissage.
Le vernis : les peintres savaient que le vernis final prendrait une coloration brune ou blonde en vieillissant. Ils en tenaient compte. Les couleurs s’altèrent en vieillissant d’une façon non homogène, cela entraîne un désaccord de l’harmonie générale qu’un vernis obscurci a le mérite d’atténuer. Le plan pictural est conservé.
Il est très délicat d’attaquer les vernis jaunis sans endommager la couche picturale, qui plus est, s’il y a des glacis. Quand on utilise un solvant, on ne sait pas où son action va s’arrêter, tout prudent qu’on soit.
Actuellement les solvants utilisés sont de plus en plus puissants, et les peintures reviennent de restauration avec des couleurs très vives. Les restaurateurs prétendent avoir retrouvé la couleur d’origine, or nous, peintre n’avons aucune certitude sur l’état d’origine de la peinture.
Les glacis : ce sont des jus quasi transparents, colorés de pigments. Ils sont véhiculés à l’aide d’huile ou de vernis de même nature que le vernis final. Ces glacis permettent de monter ou de descendre les tons, de trouver des passages entre eux, d’unifier l’ensemble et de régler l’espace de l’œuvre. Les glacis parachèvent l’unité du tableau.
La restauration de « La descente de croix » de Rubens, au musée de Lille, a supprimé les glacis, et toute l’harmonie sombre, dramatique du tableau a disparu.
La restauration des « Noces de Canna » de Véronèse, au musée du Louvre, est un exemple particulièrement désastreux. Son état de conservation était satisfaisant et ne justifiait pas une restauration. Les restaurateurs ont désaccordé la toile. Pis encore, dans cette restauration, la toge rouge de l’Arétin, au premier plan est devenue verte.
Les restaurateurs prétendent scientifiquement connaître et dater toutes les interventions faites sur les toiles. Ils ont prétendu que la toge était verte de la main de Véronèse et que le rouge qui venait dessus était un repeint des années suivantes. Or, un peintre sait que, parfois, pour avoir un beau rouge, on peint d’abord un vert, et une fois qu’il est sec, on monte un rouge dessus, et celui-ci gagne en luminosité. Il suffit, pour se convaincre, que la toge n’était pas verte, de regarder à droite du tableau une toge verte peinte de la main de Véronèse : ce n’est pas un fond. Il est fort probable que le conseil d’un peintre aurait pu éviter aux restaurateurs ce type d’erreur.
C’est ici un exemple parfait du désaccord fondamental entre le savoir des restaurateurs et le respect de l’unité de l’œuvre, telle qu’elle est perçue par les peintres.
D’une façon analogue, la plupart des tableaux du musée ont été ou seront restaurés. Ainsi la majorité des tableaux de Poussin du musée du Louvre ont été repeints. Étant donné que les restaurateurs n’ont aucune connaissance de la peinture, quand ils découvrent un rouge en dénudant la toile ils l’intensifient. Le rouge cru nous saute à la figure et le plan pictural est détruit.
Un autre exemple de restauration qui aboutit à une dégradation irréversible de l’œuvre est celui de « La pietà d’Avignon » du musée du Louvre. Quand le tableau est revenu de restauration, le Christ, qui portait auparavant des cicatrices de flagellations, est revenu guéri. Il n’y a plus de traces de cicatrices.
Les restaurateurs parlent de leur travail comme d’une purification esthétique.
La restauration des fresques
Les techniques des fresques : l’artiste pouvait travailler à l’eau sur une surface encore humide, les couleurs quand elles sèchent font donc partie intégrante du matériau. C’est le « buen fresco ». La fresque peut être faite totalement faite à sec, elle est peinte avec un diluant : c’est le travail « a seco ».
Les deux méthodes peuvent aussi être simultanées ou complémentaires. Dans le dernier cas, le travail à sec (ou travail ultérieur) permettait d’enrichir les couleurs, de retoucher l’œuvre, d’ajuster les rapports, d’unifier l’ensemble. Nul moyen ne permet de séparer ou de dater les couches, il est donc impossible de nettoyer les fresques sans danger de les abîmer.
Les solvants utilisés dans la restauration des fresques sont trop puissants et, bien souvent, le travail à sec est supprimé. Il l’a été lors de la restauration de la chapelle Sixtine. En quatre siècles, le plafond de la chapelle Sixtine s’est obscurci. Une seule restauration a suffit pour effacer le travail à sec de Michel-Ange. Les restaurateurs ont prétendu retrouver un Michel-Ange coloriste que l’on ne connaissait pas.
La restauration des marbres anciens
La patine de sculpture : les anciens soucieux de la coloration future des marbres utilisaient de l’encaustique pour les protéger et les entretenir. Celle-ci pénètre la surface du marbre et devient partie intégrante du marbre. Il y a vingt ans, les gardiens lavaient les marbres. L’entretien des œuvres se limitait au simple nettoyage.
Si l’on s’attaque à la patine, on touche à l’intégrité physique de l’œuvre. « Le Gladiateur Borghèse » : lors d’une restauration, cet antique a perdu tout son poli et sa belle patine dorée.
La restauration des marbres antiques a commencé dans les années 80, après la création de l’école de restauration (l’I.F.R.O.A.). On a commencé à « nettoyer » les marbres avec des acides. Là où il y a des reliefs, l’acide laisse des traces noires dans les creux. On peut encore voir des coulures noires sur certaines statues.
Plus tard, suivant la fausse idée que le marbre est plus blanc à l’intérieur, les marbres ont été « nettoyés » aux jets de sable. Ensuite, on a utilisé des particules de diamant encore plus abrasives.
Les marbres sont constitués de cristaux tendres et durs ; le jet de particules agit particulièrement sur les cristaux tendres. La surface des marbres est érodée, elle se creuse, et la sculpture perd sa qualité réfléchissante. Pour remédier aux dégâts produits, l’éclairage dans les musées est devenu extrêmement puissant.
Conclusion
Il y a un grand décalage entre la formation donnée dans les écoles de restauration et la mission du restaurateur, telle que nous, les artistes, nous la comprenons. En effet, les enseignements dispensés dans ces écoles concernent principalement les sciences (physique, mathématiques, chimie, informatique…) et l’histoire de l’art. Les rudiments du dessin et de la peinture sont abordés, mais aucun apprentissage du grand dessin et de la grande peinture.
La restauration et la préservation
Les restaurateurs prétendent retrouver l’état d’origine des œuvres. Or celui-ci n’est pas connu. Il faut accepter le vieillissement des œuvres d’art et redéfinir la mission des restaurateurs : toute restauration doit conserver l’unité de l’œuvre. C’est la prudence qui doit guider la restauration.
Pour la sculpture, l’eau distillée suffit, souvent, pour nettoyer un marbre, les restaurations de conservation doivent être imperceptibles.
Quant au nettoyage des toiles, il s’agit de faire un allégement d’un vernis en laissant une fine épaisseur afin de ne pas atteindre la couche picturale. Trois restaurations sont possibles pour les parties abîmées : soit on les laisse telles quelles, soit on les repeint en les harmonisant avec le reste, ou on leur donne une tonalité neutre.
A qui profitent les restaurations actuelles ?
Aux marchands, pour rajeunir les toiles et les mettre au goût du jour. Aux laboratoires pharmaceutiques qui testent et vendent de nouveaux produits et profitent de la publicité lors de grandes restaurations médiatisées. Aux grands musées qui possèdent tous leurs propres laboratoires de restauration et leur propre maison d’édition ; ils peuvent ainsi diffuser de nouveaux livres car les anciens paraissent périmés au vu des nouvelles restaurations. Aux conservateurs et restaurateurs qui voient leurs noms indissociables des grandes restaurations. Aux historiens qui à eux seuls justifieraient la restauration par la recherche culturelle.
La réaction des artistes et des amateurs
Deux associations (Art Watch International et l’A.R.I.P.A.) demandent un moratoire et un débat public sur les problèmes de la restauration. Elles souhaitent, par ailleurs, l’institution d’un système de contrôle, de contre-pouvoir indépendant des restaurateurs. Actuellement, la mission de restauration est à la charge des restaurateurs exclusivement.
Aux États-Unis, l’association Art Watch International a été fondé par James Beck suite à son procès en Italie pour avoir critiqué la restauration d’une sculpture de Jacopo della Quercia. En France, Jean Bazaine, inquiet, avait intégré la Commission consultative de restauration au musée du Louvre. N’ayant pas été sollicité il a démissionné. Il a ensuite fondé l’association A.R.I.P.A. (Association pour le respect de l’intégrité du patrimoine artistique, 97 boulevard Auguste Rodin, 92130, Issy les Moulineaux) en 1992.
La plus lourde menace qui pèse sur les œuvres n’est pas celle du temps mais bien celle des hommes.
Références
Beck J. et Daley M. (1998) Art et restauration. Enjeux, impostures et ravages. Ed. Aléas. France.
Bloede J. (1998) Soumettre les œuvres à la question. Considérations sur l’abus des restaurateurs. Revue Esprit. N°245.
De roux É. (1998) Les restaurateurs sont de plus en plus souvent critiqués. Journal Le monde 22/11/98).
Marÿnissen R. H. (1967) La dégradation. Conservation et restauration de l’œuvre d’art. Ed. Fonds Mercator.
Marÿnissen R. H. et Kocckaert L. (1995) Dialogue avec l’œuvre ravagée après deux cent cinquante ans de restauration. Ed. Fonds Mercator.
Marÿnissen R. H., Kocckaert L. et Balis A. (1997) Academia Analecta. Ed. Brepols.
Article de Clémentine Odier, peintre
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Comme je partage cette inquiétude depuis longtemps, Clémentine ! Cela me met tellement hors de moi que, de crainte de sombrer dans la ténèbre d’un désespoir sans fin, car le processus de destruction semble irréversible, je chasse cela qui me confronte à mon impuissance et me concentre sur mon travail qui est le lieu d’un possible devenir , celui
qui me confronte à la peinture des peintres.
Bravo pour ton site!