J’ai vu quelque chose d’unique
Chaque création du peintre est unique, il peut faire des variantes ou des séries, mais dans tous les cas chaque pièce réalisée par le peintre est un original. Quand on y réfléchit, ce n’est pas si courant, il s’agit même d’une particularité des Beaux-arts et plus particulièrement du troisième art : chaque tableau n’existe qu’à un seul exemplaire, c’est une pièce unique. La peinture est ainsi un des rares domaines où l’on ne fait jamais deux fois la même chose.
Sortant du musée de l’Orangerie, je garde en tête un certain nombre de toiles. Aujourd’hui, de tous les Matisse, Cézanne, Picasso, Rousseau, Soutine… que j’ai vu de mes yeux, une œuvre de Derain, Arlequin et Pierrot me hante plus particulièrement. C’est une toile imposante à la fois par ses dimensions réelles et par son échelle, c’est-à-dire par l’espace, l’étendue, qu’elle suggère. Elle peut sembler académique, mais, regardez-la bien, elle est atypique. Seul Derain pouvait faire ça. Je ne veux pas dire par là que Derain est le grand et l’unique peintre de cette période, mais, comme toutes les œuvres qui comptent, son tableau est singulier et et ne voyez pas un slogan dans cette expression. Au plan plastique, cette toile est un véritable un tour de force. Il m’est impossible de développer et d’argumenter cette affirmation car le moment n’est pas venu de traiter de la composition, de l’espace, de l’unité et de toutes les qualités qui font la peinture dans sa plénitude. Disons simplement que je viens de contempler quelque chose d’unique, une œuvre originale qui est exposée à l’Orangerie et que je ne verrai nulle part ailleurs telle que je viens de la voir à l’instant.
Dans un esprit voisin, peut-être avez vous assisté à un « accrochage » et observé le manège du peintre qui dispose ses œuvres pour une exposition. Au début, tous les tableaux sont posés, un peu en vrac, au pied des cimaises de la galerie. L’artiste en accroche d’abord un, puis deux, puis trois. Il recule, il regarde, Il déplace le premier, en ajoute un quatrième, puis un cinquième. Il remonte légèrement le troisième et décale le cinquième vers la droite. Maintenant, il installe une deuxième série de tableaux un peu plus loin. Il fait les cent pas, observant le résultat du coin de l’œil à mesure de ses déplacements, et soudain il se ravise, décroche un ou deux des tableaux de la première série et les emmène à l’autre extrémité de la salle, il cherche la bonne lumière, le bon agencement, cela peut durer un moment, jusqu’à ce qu’il trouve la bonne place pour chacune de ses pièces. Il est d’ailleurs probable qu’il ramènera à l’atelier quelques-uns de ses travaux qui, décidément, ne s’intégraient pas à l’ensemble constitué.
La situation de chaque toile est en tout cas définie soigneusement, d’une part en fonction des lieux et, d’autre part, en fonction de l’ensemble des toiles. Chaque tableau, qui est aussi un original — il n’en existe aucun autre exemplaire, possède alors un aspect, un caractère unique.
In situ
L’œuvre peinte est donc une et s’inscrit dans un lieu particulier. À un moment donné, il faut contempler l’original dans sa réalité (sa couleur, sa matière, ses dimensions). En ouverture de ce passage, j’ai placé une reproduction de La pendule noire de Cézanne. Je n’ai contemplé cette œuvre qu’une une seule fois, lors d’une exposition temporaire. Elle m’aura appris que le noir peut-être une couleur et qu’une œuvre peut excéder ses dimensions réelles, deux choses que l’on ne peut mesurer sur la reproduction qui accompagne cet article.
La reproduction, c’est-à-dire la copie, la multiplication et l’affichage de la toile sur différents supports pose notamment le problème de La reproductibilité des œuvres peintes ; un problème que l’on ne peut esquiver et qui sera évoqué dans un article spécifique.
Pour aborder la peinture, une approche physique, sensorielle, de l’original est donc recommandée. Je ne crois pas d’ailleurs que l’on puisse parler très sérieusement d’un peintre dont on ne connaîtrait que des reproductions. Tout le monde s’accordera sur ces points, mais il faut tenter d’en dire un peu plus, c’est précisément le mandat de La peinture qui rit de se voir si belle dans son miroir.
Les nymphéas, La nuit
Pour y parvenir, ne pas se contenter de la formule courte, aller au-delà du protocole, j’ai besoin de deux ingrédients.
Pensons déjà aux Nymphéas de Monet, c’est-à-dire à l’exemple même de l’œuvre qu’il faut voir « en vrai ». Les nuages, reproduit plus haut, est, à l’instar des autres pièces de la série, une toile qui engage le visiteur à se placer et à se déplacer — loin de l’œuvre et le long de l’œuvre. Face à ce grand format, il paraît évident que la reproduction ne peut se substituer à l’œuvre unique.
D’autre part, prenons un adjoint de surveillance, disons plutôt un gardien, un gardien de musée de préférence à un gardien d’usine et, pour être tout à fait complet, un gardien de nuit. Pensons en somme au petit vernis qui garde les œuvres du musée la nuit quand tout le monde est parti. Depuis quelques années les places sont chères et, dans ce beau métier, je n’ai à mon actif qu’un remplacement à l’Orangerie. L’expérience fût brève, mais instructive, je vais d’ailleurs m’y référer au moins à deux reprises.
Dans ce formidable petit musée, je commençais le plus souvent ma ronde par la collection Jean Walter et Paul Guillaume. C’est seulement dans un deuxième temps que j’atteignais les salles dédiées aux Nymphéas.
Inutile de le souligner, la collection Jean Walter et Paul Guillaume c’est du lourd : Cézanne, Renoir, Picasso, Matisse, Modigliani, le Douanier, Derain, Soutine, Utrillo… D’autant qu’ici les derniers cités n’ont rien à envier aux premiers de la classe.
Comme il est dit dans La peinture qui tient, le tableau doit pouvoir être observé dans différentes lumières, y compris dans la pénombre, la semi obscurité. Bien sûr, en fonction de la lumière, le tableau peut gagner ou perdre en saveur, en qualité.
C’est ainsi que de mai à septembre, après le départ des visiteurs — quand il fait encore jour et que l’éclairage artificiel est coupé — les tableaux de Renoir, éclairés uniquement par la grande verrière, prennent une tout autre dimension. Ils gagnent l’unité et l’accord coloré. Pour les tableaux, on le sait, rien de mieux qu’une lumière naturelle diffuse, quelque chose comme une lumière d’atelier. C’est ballot, car avant la restructuration de l’Orangerie en 2000-2006, c’est une lumière de ce type qui baignait les Renoir, mais aussi Cézanne et Soutine. Quoi qu’il en soit, je me garderai de porter atteinte à l’enthousiasme général qui semble entourer le réaménagement des musées parisiens. Je n’ai pas connaissance de tous les facteurs en jeu et notamment de ceux qui concernent la conservation des œuvres. Je me suis permis d’évoquer les choix récents du staff de Beaubourg, mais la restructuration des lieux d’exposition n’est pas exactement le sujet de ma petite étude. Je m’en tiendrais donc à cette formule laconique : quand le tableau supporte les lumières les plus variés — entièrement électrique, mixte, réduite — c’est plutôt bon signe.
Quelque soit l’éclairage, la plupart des pièces de la collection Walter-Guillaume présentent le plus souvent d’incontestables qualités. Le soir, passé la fermeture, elles gagnent même en présence, en intensité. Pour un peu, elles sembleraient sur le point de nous parler. Le gardien est dans la solitude et dans le silence, rien n’interfère entre lui et les tableaux, cela peut expliquer cette montée en puissance, ce rapport à l’œuvre nettement plus fort que lors d’une une visite diurne.
Il est souvent dit que les fauves vivent la nuit. L’œuvre unique — elle, a plusieurs vies. C’est en visitant Monet la nuit, que je l’ai compris. Les Nymphéas font mieux que supporter l’absence presque complète de clarté, elles entament une seconde vie quand vient l’obscurité.
Bien sûr Monet est un calife, une pointure. Comme l’a titré André Masson, excellent peintre et donc expert en la matière, Monet est un fondateur (Monet le fondateur, Revue Verve, 1952, numéros 27-28). Pour Rémy Aron, qui fut mon mentor et celui de nombreux prétendants à la carrière artistique, Monet est le plus universel des peintres. Et, c’est vrai qu’ils sont nombreux à venir de très loin, à survoler la moitié du globe, pour voir les Nymphéas
Dans la deuxième partie de ma ronde, un peu avant minuit, j’arrivai donc dans les salles dédiées à ces célèbres ouvrages. Le plus souvent je me gardais d’enclencher l’éclairage électrique et, en dehors de quelques veilleuses, seul le clair de lune, qui descendait depuis la grande verrière, éclairait ces grands formats. Il faut peut-être préciser qu’en 2015, l’année où j’effectue un remplacement comme gardien de nuit, on ne replie pas la toile de la grande verrière pour des raisons d’ordre mécaniques.
Avec une luminosité aussi faible, il faut croire en la peinture, il faut croire qu’une toile — à la manière d’un paysage — puisse finalement se dessiner dans la pénombre.
Le noir envahit les surfaces les plus sombres de la toile, c’est-à-dire ses extrémités, et notamment les bleus foncés de la partie gauche. Au centre, les nappes opalescentes, d’une clarté intense pour le visiteur du jour, deviennent sombres. Les forts contrastes, que l’on observe le jour, sont comme égrappés ou étendus, d’une certaine manière démultipliés. Du cœur du noir le plus noir, le plus intense, aux clairs devenus sombres se succèdent, comme amortis, une série de contrastes. Des rapports de ces valeurs proches, parfois très proches, de ce maillage subtil, émane la lumière, et c’est quelque chose d’intensément pictural.
Soulages en a rêvé et, d’une certaine manière, Monet l’avait fait.
Le peintre orchestre dans un même temps la lumière et la couleur. Ce lien, cette indispensable adéquation, est un des points essentiel d’un billet en cours de rédaction consacré à La lumière des tableaux. La nuit pas ou peu de couleur, reste à évoquer la lumière. Monet la cisèle, la sculpte presque, sur l’ensemble de la toile. Pas de zones éteintes, pas d’égalités, même les plages les plus sombres sont modulées. Comme un ton froid appelle un ton chaud, un clair qui éloigne, qui creuse la toile, appelle un sombre qui rapproche, qui la ramène au plan. Et Les nuages est un tout irisé, quelque chose qui vibre à l’infini, même la nuit. Dans le silence et la quasi obscurité, la toile palpite et bruisse. Le phénomène est difficile à rapporter, sans doute impossible à photographier. Ne dit-on pas pourtant que le musée est peuplé d’œuvres un peu comme s’il était question d’êtres vivants, écoutons ce que nous dit Kandinsky :
« L’œuvre d’art véritable naît de « l’artiste » – création mystérieuse, énigmatique, mystique. Elle se détache de lui, elle acquiert une vie autonome, devient une personnalité, un sujet indépendant, animé d’un souffle spirituel, le sujet vivant d’une existence réelle – un être. (…) Comme tous être vivant, elle est douée de puissances actives, sa force créatrice ne s’épuise pas. Elle vit, elle agit, elle participe à la création de l’atmosphère spirituelle. »
Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Médiations, Denoël, 1967 (1912), p. 169
La vie mystérieuse, que beaucoup ont cru déceler dans les œuvres des musées, n’aura-elle pas tendance à redoubler une fois les visiteurs partis ? Il est vrai que le fondu de peinture, le passionné, n’a pas accès, seul, la nuit, aux Nymphéas. Mais, chez le peintre avéré ou le collectionneur averti, il y a peut-être une de ces œuvres uniques qui vit une deuxième vie la nuit.
DJLD, 4.6 L’œuvre unique – au 14 août 16