L’espace

Joseph Mallord William Turner, pluie, vapeur, vitesse, 1844, huile sur toile, 91 × 121,8 cm, National Gallery, Londre

Joseph Mallord William Turner, pluie, vapeur, vitesse, 1844, huile sur toile, 91 × 121,8 cm, National Gallery, Londre

Encore et toujours l’aventure

A la suite du passage, consacré aux deux dimensions du tableau, vous vous demandez peut-être si les batailles de l’auteur autour de telles notions ne placent pas le peintre en détention. Les impératifs sont nombreux et de l’exposition des fondamentaux peut naître un sentiment d’enfermement. Pourtant nous ne sommes pas dans la fiction et la plupart des peintres ont ramé des années pour atteindre les principes rapportés dans ces pages. La peinture a donc ses lois, mais elles n’empêchent ni l’aventure du peintre, ni l’enivrement de l’amateur. Pour l’artiste, il s’agit d’une grande traversée, d’une odyssée. Le voyage se prépare et une fois les règles connues et intégrées, il peut se laisser emporter.

«  Au début, ayez la dure volonté d’accepter les barrières. Au prix de ce sacrifice d’abord consenti, vous pourrez sans danger, oublier ces directives, vous fier à vos seules forces, c’est-à-dire à votre sensibilité propre, car en dernier ressort, c’est le coeur qui justifie tout, et là, je ne puis plus rien pour vous ! »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994

Passée l’initiation, pour peu qu’il y ait l’exaltation, l’artiste ne scrute pas sans relâche les principes qui vont être énoncés. Il en est de même pour le spectateur, à qui reviennent l’émotion et la contemplation. Pas question de prison donc, mais toute aventure à son prix, et si le spectateur ne risque que la déception, le peintre rentre souvent meurtri de sa quête d’une grande peinture. Tout le monde peut envisager l’excursion, mais le périple est possible pour ceux qui connaissent la nécessité d’inscrire la composition dans le format, de respecter les deux dimensions du tableau, ou, comme il va en être question maintenant, de donner vie à l’espace du tableau :

«  L’intérêt est certainement – comme dans la peinture en général – de donner, avec une surface très limité, l’idée de l’immensité »
Henri Matisse, Propos et écrits sur l’art, Savoir, Hermann, 1993

Braque George, Paysage, 1959, huile sur toile, 21 x 73 cm, Fondation Maeght, Saint-Paul de Vence

Braque George, Paysage, 1959, huile sur toile, 21 x 73 cm, Fondation Maeght, Saint-Paul de Vence

L’immensité

Quand avec mes ex-condisciples, mes camarades d’atelier, nous fréquentions les musées et les expositions, notre regard était peut-être affûté, mais notre vocabulaire était limité. Sans que nous nous soyons concertés, c’était le plus souvent les mêmes œuvres qui nous laissaient médusés. Nous disposions alors de peu de mots pour décrire nos émotions et nous nous en tenions à de brefs commentaires : «  ça tient ! », «  C’est grand ! », «  Putain, c’est beau ! », et cette formule qui revenait régulièrement : «  C’est large ! ». Derrière cette locution énigmatique, que les peintres se plaisent à utiliser, qui ne veut rien dire et qui pourtant dit tout, se profilait notre admiration pour l’étendue révélée par le tableau. La notion d’espace recouvre bien l’idée d’immensité et, dans un esprit similaire, la notion de monumentalité :

« Pratiqué dans cet esprit, le paysage complétera la formation amorcée par la nature morte ; il développera chez les élèves le sens du monumental en les amenant à se mesurer aux spectacles grandioses de la nature et en les obligeant à trouver le moyen de rendre sur une feuille de format réduit des ciels immenses, des horizons infinis (…) »
Roger Plin, Nature morte et paysage, D.I.N.T.

Courbet Gustave, Un enterrement à Ornans, 1849-1850, huile sur toile, 315 × 668 cm, Musée d'Orsay, Paris

Courbet Gustave, Un enterrement à Ornans, 1849-1850, huile sur toile, 315 × 668 cm, Musée d’Orsay, Paris

Qu’ajouter en complément de deux précédentes citations ? Prenons en exemple L’enterrement à Ornans : le pays de Courbet tout en entier tiendrait dans cette toile. Quant à L’atelier du maître, c’est toute l’histoire de l’art que l’on pourrait y loger. Vous le constatez en vous déplaçant à Orsay et en contemplant — avec le recul nécessaire, ces œuvres majeures. Parlant d’immensité ou de monumentalité, on parle alors d’échelle, un critère déterminant, un invariant du domaine pictural. Pour reprendre le mot du Greco, à qui il a été parfois reproché d’étirer ses figures plus que de raison, « Le plus grand malheur d’une forme serait d’être naine » .
Dans certains grands formats, les personnages semblent présenter une taille inférieure à celle — qu’armés d’un mètre — on pourrait relever. Ces figures paraissent « tout juste »  à la dimension que le peintre leur a donnée. Pourtant, dans les arrière-plans de tableaux nettement moins grands, des personnages — en réalité minuscules — semblent à notre échelle !

La respiration

Degas Edgar, Sémiramis construisant Babylone, 1861, huile sur toile, 151 × 258 cm, musée d’Orsay, Paris

Degas Edgar, Sémiramis construisant Babylone, 1861, huile sur toile, 151 × 258 cm, musée d’Orsay, Paris

En matière artistique, il est parfois un gouffre entre le principe et son application. Ainsi, je ne peux vous proposer le mode opératoire, la recette, qui donnerait de l’échelle à vos productions et susciterait la stupéfaction de vos admirateurs. Il faut bien sûr travailler globalement. Observer le motif ou le modèle dans sa totalité, l’envelopper d’un regard large, excédant les 180°. Ainsi chaque partie sera lue comme un élément inclus dans une totalité et non comme un objet en soi pouvant être traité indépendamment. Les occasions ne manqueront pas d’en reparler. En attendant, permettez-moi de vous livrer une citation que vous pourrez méditer avec profit :

« Je conseille ces exercices de vision globale à tous les peintres tatillons qui rangent les éléments d’un spectacle les uns après les autres sur leur toile, comme ils feraient d’objets de collection sur une étagère. (…) Qu’ils se disent ceci : des objets qui ne se déforment pas par répercussion les uns sur les autres, ou par l’effet d’une vision récapitulative, échappent à la vie picturale au bénéfice d’une triste vie de catalogue. »
André Lhote, Les invariants plastiques, Hermann, Miroirs de l’art, 1967 (1948), p. 152

Pour prétendre à la monumentalité, il existe encore une règle simple, ou plutôt un impératif, qui consiste à ne pas bloquer l’espace du tableau, à ne pas fermer les différentes parties qui le constituent. Le tableau serait alors privé de toute dimension et de toute vie. L’espace du tableau, nous renvoie ainsi à l’idée de respiration :

« Velázquez (…) ne peignait plus jamais une forme définie. Il errait autour de objets avec l’air et le crépuscule, il surprenait dans l’ombre et dans la transparence des fonds les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse. Il ne saisissait plus dans le monde que Les échanges mystérieux qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons, par un progrès secret et continu dont aucun heurt aucun sursaut ne dénonce ou n’interrompt la marche. L’espace règne. »
Elie Faure, Histoire de l’art, Bartillat, réédition 2010 (1921), p. 615

Velázquez, Diego Rodríguez de Silva y Velázquez, Philip IV, 1624, huile sur toile, 200 x 102,9 cm, National Gallery of Art, Washington

Velázquez, Diego Rodríguez de Silva y Velázquez, Philip IV, 1624, huile sur toile, 200 x 102,9 cm, National Gallery of Art, Washington

Après un discours si subtil, les propos de l’auteur paraîtront bien prosaïques. Cependant, tel l’escargot obstiné, il n’en poursuivra pas moins son enquête qui porte maintenant sur la respiration de la toile, ce souffle susceptible de donner vie à l’espace du tableau.

Abordons tout d’abord cette thématique, par le biais de la structure linéaire, en ne considérant que le dessin à proprement parler. Lorsque les lignes sont intermittentes, parfois dessinées, parfois sous-jacentes, lorsqu’elles n’apparaissent pas de manière continue et disparaissent parfois même complètement, l’espace est ouvert, l’œuvre respire. A l’inverse, lorsque les lignes sont constamment marquées et cernent les surfaces, l’espace est confiné et, dans son rapport à l’espace, l’œuvre est bloquée. Vous en trouverez l’illustration dans les dessins de maîtres, dans cette optique j’ai choisi Degas et Giacometti.

Degas Edgar, Trois études de Ludovic Halévy, 1880, fusain, 35,9 x 48,9 cm, National Gallery of Art, Washington

Degas Edgar, Trois études de Ludovic Halévy, 1880, fusain, 35,9 x 48,9 cm, National Gallery of Art, Washington

Chez Degas, le trait est parfois appuyé, parfois à peine marqué. Il diffère toujours dans son épaisseur et sa densité. Lorsque la ligne est peu marquée ou absente, un passage se crée entre la figure et l’espace qui l’entoure, ce passage est une ouverture, l’air circule.
Mais, le passage peut être aussi un changement de valeur : du noir le plus soutenu, le trait passe au gris clair sans que son épaisseur ne varie. D’une façon générale le passage est une modulation. Voyez ces zones d’un gris moyen, sur le devant des vestes, elles font passer certains traits foncés.
L’orientation de la lumière ne détermine pas à elle seule l’agencement de ces différents gris, ces zones sont aussi des transitions entre le noir et le blanc. Mais il encore plus significatif de relever qu’elles évitent le trait noir identique. Cette ligne qui se répète de façon mécanique ou qui ne s’interrompt pas, bloquant ainsi la composition dans son flux et son étendue.

Giacometti Alberto, Portrait de Pierre Loeb, 1946, Crayon sur papier, 49,5 x 31 cm, Collection Florence Loeb

Giacometti Alberto, Portrait de Pierre Loeb, 1946, Crayon sur papier, 49,5 x 31 cm, Collection Florence Loeb

Comme Rodin, Carpeaux, Zadkine ou encore Laurens, Giacometti appartient à la famille des grands sculpteurs et comme tous les membres de ce clan c’est un dessinateur hors pair. De façon plus exceptionnelle, ce sculpteur est aussi un peintre remarquable. Lors d’une exposition consacrée à son travail pictural, ses toiles ont constituées pour moi et quelques uns de mes comparses une révélation, un genre de commotion. Nous avons sans doute eu de la chance car la peinture de Giacometti est rarement montrée et je n’ai d’ailleurs pu retrouver la reproduction des œuvres admirées. Tant pis, je le soutiens dans un article intitulé Le noir ou la couleur, le dessin et peinture sont indissociables. Alors, même si vous êtes enclins à considérer la couleur avant toute chose, observez la reproduction du Portrait de Pierre Loeb. Le trait semble souvent constant dans son épaisseur et sa valeur, mais il n’existe ― là ― qu’une seule ligne, quand ― plus loin ― la superposition et l’enchevêtrement des lignes détermine des zones presque noires. On ne trouve, ni cloisonnement, ni égalités dans les dessins de Giacometti. L’égalité, susceptible de plomber votre dessin, est ce trait identique, dans son intensité et son épaisseur, qui se répète et que tous les maîtres évitent instinctivement.

Oublions maintenant la ligne, elle n’est pas toujours en cause. Les zones de contrastes trop marquées ou mal ajustées, les tons isolés, les égalités de surface, bloquerons aussi l’espace de votre toile. Mais, ne tentons donc pas d’expliquer ce qui ne va pas, ce qui tire vers le bas. Dans toute la mesure du possible, appuyons-nous sur ce qui marche, ce qui fonctionne. Ce ne sont pas les défauts, mais les qualités portées par les tableaux qui nous instruisent et nous construisent. Pour le peintre et le spectateur, l’espace et les qualités susceptibles de générer cet espace sont des enjeux importants. Il nous faut donner une suite, un épilogue bien senti, à l’idée de respiration. Après les fabuleux tableaux de Degas et de Velázquez insérés plus haut, il nous faut un nouvel exemple, quelque chose d’édifiant où nous irons chercher la matière de nos commentaires.

Tous les peintre des peintres, les membres de La liste, séparés par les siècles, différents par leur technique et le traitement qu’ils apportent à leurs travaux, partagent des valeurs communes. Il est probable que l’espace de la toile et les qualités constitutives de cet espace les aient tous préoccupés. Alors, que les tons soient fondus ou juxtaposés, que la couleur soit retenue ou saturée, que le trait soit expressif ou mesuré, l’espace de la toile doit demeurer ouvert afin qu’elle respire et révèle de larges étendues.

Bissière Roger, La forêt, 1955, huile sur toile, 130,5 x 162,5 cm, Centre national d’art moderne, Paris

Après Velázquez, Giacometti et Degas, prenons Bissière en guise de cas concret. En matière de composition, La forêt de Bissière, constitue un genre de grille, que l’on pourrait rapprocher du cloisonnement qui a piégé de nombreux peintres. A bien regarder ce tableau, qui ne cherche pas à s’imposer, nous y verrons plutôt un tamis qui laisse passer, en les combinant, la lumière et la couleur. C’est un treillis mangé par l’ombre et la lumière, qui confronte les tons les plus subtils ; clignez les yeux pour mieux le constater. Dans toute la surface de la toile, Bissière a ménagé des ouvertures et des transitions qui ouvrent l’espace, quand des échos et des correspondances le ponctuent et en rythment la respiration.

DJLD, L’espace – au 25 mars 15

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