J’ai longtemps entretenu une certaine méfiance pour le mot « contemplation », cette expression me renvoyait à l’idée de béatitude, et je ne me sentais guère concerné. Moi j’étais un chasseur ou plutôt un vampire qui venais sucer le sang des peintres réputés. Je venais me former, pas me délecter. Bien sûr mon regard s’est aiguisé, mais au-delà des leçons reçues, j’ai hérité d’une nouvelle sensibilité.
Je vivais dans les musées des moments de bonheur intenses et je ne me paye pas de mots. Les visions de contrées lointaines, les voyages mirifiques que j’avais imaginé par le passé, me laissaient maintenant de marbre. C’était un état nouveau et inconnu qui persistait hors du musée et imprégnait mon quotidien. Une impression de calme et de faste, quelque chose de splendide et de lumineux. Je me réjouissais de l’harmonie des tableaux, j’y puisais la beauté et un sentiment élevé — vers je ne sais quels cieux, ne me quittait plus. Le monde n’était plus un horizon barré de murs et empli de couleurs et de matériaux mal accordés, mais un espace ouvert, empli de tons intenses et harmonieux. Ne croyez pas que je vivais dans un état d’hallucination permanent, quand la réalité me ramenait dans ma salle de cours emplie d’ordinateurs ou dans les rayons d’un supermarché, je faisais facilement abstraction de ces décors misérables… Mes pas me ramèneraient toujours du jardin des Tuileries aux salles du Louvre et des quais de la Seine au musée d’Orsay, vers un monde dont je ne soupçonnais pas la splendeur, mais qui désormais m’appartenais. Vous l’avez deviné, c’est bien de la contemplation des œuvres que me venait cette lumière et ce nouvel empire. J’avais tiré de fréquentation des maîtres, non une activité désuète, mais un nouveau mode de vie, que l’on nomme la conduite esthétique.
« Les expériences contemplatives, comme toute activité humaine, dégageraient une sorte de supplément invisible, une intensification merveilleuse des rapports établis avec leur objet. La conduite esthétique ne serait donc rien d’autre que la conscience accrue de notre présence au monde. »
Debray Régis, Vie et mort de l’image, Gallimard, 1992, p37
La conduite esthétique ne constitue pas seulement une source de jubilation, un phénomène d’imprégnation, elle va bien au delà et modifie notre appréhension du monde et notre rapport à celui-ci. Elle nous éveille et nous construit :
« Voilà exactement ce que nous dit Plotin : toute chose se réjouit, toute chose se réjouit d’elle-même, et elle se réjouit d’elle-même parce qu’elle contemple l’autre. (…) La chose se remplit d’elle-même en contemplant l’autre chose. »
Deleuze Gilles, extrait du cours du 17 mars 1987 à l’université de Vincennes
Cette citation peut sembler énigmatique et surtout sans lien avec l’univers pictural. Elle devrait prendre tout son sens si vous la reliez à cette réflexion de Bram van Velde :
« L’exposition Picasso était sensationnelle, c’est la plus belle que j’ai vue jusqu’à présent à Paris. Il y a une telle profusion de vie, à ce point imprégnée d’un esprit libre, qu’on éprouve tout soi-même en voyant ses tableaux. »
Lettre de Bram van Velde à E. Kramers, Paris, le 13 juillet 1926
DJLD, La contemplation – au 8 octobre 14