Contrairement à une idée (trop) répandue, l’objectivité à sa place dans l’appréciation d’une toile. La toile tient ou ne tient pas. Il est vrai qu’une œuvre peinte gardera toujours une part d’irréductibilité, un genre de secret, et c’est tant mieux. Cependant, il est toujours possible de de déterminer si elle fonctionne ou si elle tient.
« Voilà qu’enfin j’ai l’occasion de comparer ma peinture à celle des copains. Mon portrait que j’envoie à Gauguin en échange se tient à côté j’en suis sûr (…) »
Vincent van Gogh, Lettres à Théo, Gallimard, collection L’imaginaire, p. 426
Peut-être avez-vous la possibilité de manipuler les tableaux, car vous êtes peintre ou vous fréquentez les peintres, vous êtes collectionneur ou même visiteur d’ateliers. Dans le cas contraire, les méthodes rapportées ici ne pourront toutes être testées, mais elles existent et sont utilisées.
Pour savoir si une peinture tient, vous devez prendre du recul, observer la toile de loin — de très loin parfois.
« Bonnard se conseillait à lui-même de soumettre ses tableaux au test de la distance (…) Dans une série de notes publiées par Jean Leymarie, il se montre même obsédé sur ce point : « pour se juger, poser la toile par terre, sur un mur en plein air, à 10 mètres », remarque-t-il, ajoutant ailleurs qu’il est « nécessaire de connaître d’avance l’effet des lignes, des volumes, des couleurs qui seront vus à distance, ce qui restera comme puissance ». »
Yves-Alain Bois, La « passivité » de Bonnard, dans L’œuvre d’art, un arrêt du temps, Catalogue de l’exposition Pierre Bonnard du 2 février au 7 mai 2006 au Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris-Musées/Ludion, p-p. 57-58
N’hésitez pas non plus à la placer à l’envers, tête en bas, vous verrez ainsi si elle continue d’exister sans le secours du sujet ou de l’effet. Rémy Aron, qui connait toutes les stratégies évoquées dans ce papier, insistait beaucoup sur ce point. C’est encore lui qui nous a appris à cligner des yeux. Face à l’ouvrage, qu’il soit en cours ou abouti, on évalue ainsi le rapport des masses, c’est-à-dire le rapport des surfaces claires et foncées. Dans le cadre d’un travail en valeur, une notion longuement évoquée dans Le luministe et le coloriste, cette tactique à valeur de validation.
Si le travail en cours ne vous convainc pas, vous pouvez en chercher les points faibles. Placez votre main, ou même votre index, devant vos yeux — à 30 ou 50 centimètres — pour être à même de masquer successivement les différentes parties du tableau. Une fois masquée, la zone du tableau qui est « à sa place », dans la bonne coloration, vous manquera. Au contraire, la toile « gagnera » dès que l’on soustrait la zone qui pose problème, celle qui décidément ne s’intègre pas.
Le moment de nous interroger sur ce qui contribue ou pourrait contribuer à la réussite d’une toile n’est pas encore venu, continuons d’exposer les méthodes que le peintre utilise pour ne pas se laisser bercer d’illusions.
Dans tous les ateliers, vous trouverez un miroir. Quand il ne sert pas la réalisation d’autoportraits ou d’intérieurs, il prolonge et multiplie une étendue de l’atelier et nous renvoie un écho de ses frasques. Le miroir, l’indispensable miroir, permet aussi de juger de la qualité d’un travail. Si la toile ne fonctionne pas ou fonctionne partiellement, le reflet rendra son verdict. Comme vous pourrez le constater, quand bien même vous n’avez jamais tenu de brosse, ni utilisé de palette, le verdict est immédiat : la toile qui semblait bien en place peut soudain s’effondrer.
La lumière rasante constitue elle aussi un outil redoutable : observez la toile en nous plaçant sur un de ses côtés, l’agencement de formes et de couleurs, qui vous fascinait, ne tient plus ; certaines surfaces ne font plus corps avec la toile, elles se désolidarisent et partent à la dérive comme si elles n’appartenaient plus à l’espace du tableau… C’est un naufrage qui se joue peut-être sous vos yeux.
Le peintre qui est célébré dans ces pages, en l’occurrence celui qui a comme priorité, ou plutôt comme obsession, l’expression plastique, effectue la plupart de ces tests de façon spontanée, instinctive, cela ne le ralenti pas, ne l’arrête pas. Depuis longtemps il a compris que sa pratique lui procure de grandes joies, des moments d’une incomparable intensité, mais aussi de multiples déceptions. C’est pourquoi même quand sa toile lui paraît réussie, il la retournera contre le mur et la laissera reposer, car il faut oublier une peinture pour mieux la voir ensuite. C’est encore Bonnard qui vous le dit :
« Il fut une époque où, pressé par les marchands, je me laissai aller à céder des toiles que j’aurai dû garder, les travailler plus, les oublier pour les reprendre ensuite. C’est ainsi qu’un certain nombre seraient à revoir, la moitié au moins, et même à détruire. »
Jules Joëts, Deux grands peintres au Cannet, Arts-Documents n° 29, février 1953, p-p. 8-9
Dans le domaine qui nous intéresse, la fougue et l’impétuosité ne sont pas écartées. Cherchant à rendre l’idée première avant qu’elle ne s’évanouisse ou sous l’emprise d’une brusque inspiration, le peintre travaille parfois très vite… qu’importe il lui faudra souvent du temps pour aboutir à cette cohésion et à ce juste point d’équilibre qui le satisfont enfin. Dans un triste courrier ou plus exactement un courrier de mauvaise augure Nicolas de Staël le confirme :
« Toutes ces toiles qui claquent, je ne sais comment faire, ce qu’il y a d’évident c’est qu’elles sortent trop vite de mon atelier. »
Nicolas de Staël, Lettre à Jacques Dubourg, Antibes, 18 novembre 1954
Le temps est donc un facteur déterminant, il permet de s’assurer de la qualité d’un tableau et permet parfois d’expliquer les failles que l’on trouve parfois dans l’œuvre des plus grands. Mais oublions Chronos pour l’instant, nous avons encore quelques tours à sortir de notre sac.
Les collectionneurs avisés modifient régulièrement l’accrochage ou la mise en place de leurs acquisitions. Ils en rangent quelques-unes et en ressortent d’autres afin de mieux les redécouvrir. Comme les peintres, ils déplacent les toiles de manière à les considérer dans une autre situation. C’est une bonne stratégie, mais les artistes exigeants vont plus loin et abandonnent parfois un tableau quelque part dans l’atelier. De cette façon, celui-ci entrera — à un moment ou un autre — dans leur champ de vision, de manière fortuite, comme par inadvertance. Ils le considéreront alors d’un œil neuf, sans affect, comme si c’était le travail d’un autre.
« Une toile est réussie, si je l’aime comme si elle n’était pas de moi.»
Bissière, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p 60
Mais que vous soyez artiste, collectionneur ou amateur d’art, vous devez encore sortir la création de l’atelier, la regarder dans une autre lumière, dans une autre pièce, et même à l’extérieur. Elle sera différente à chaque fois, mais si vous continuez de l’aimer, il n’y a guère de doute, elle fonctionne.
On le voit, les tests ne manquent pas, il en existe une véritable batterie, et les peintres — ceux qui se soucient avant tout de servir la peinture — les connaissent et les pratiquent tous. Parmi ces tests, la confrontation avec d’autres tableaux n’a pas été évoquée. Elle est révélatrice et nous permettra de distinguer les œuvres essentielles des œuvres sans grand intérêt lors de nos immersions dans les musées. Ainsi, Picasso a très longtemps souhaité confronter ses toiles à celles des maîtres du Louvre. En 1947, c’est chose faite, et ses toiles « tiennent » face à celles de Delacroix, de Zurbaran et de Courbet. Tout auréolé de gloire qu’il était, il est vraisemblable que Picasso « les avait à zéro » le jour de l’accrochage. C’est du moins ce que j’ai toujours imaginé car il question maintenant d’une réalité impossible à contourner :
« lorsque Paul klee est aux cimaises tout le reste des jeunes devient vite insupportable »
Nicolas de Staël, Lettre à Alberto Magnelli, Paris, 20 septembre 1943
Enfin, il existe un autre cas de figure, quelque chose que ne me souviens pas avoir lu ou entendu, mais que j’ai remarqué à plusieurs reprises : l’encadrement du tableau peut constituer l’épreuve ultime. Il est le fait du peintre ou de son client et le choix d’un cadre sinon neutre, du moins sobre, est conseillé. Une fois encadrée la peinture peut gagner encore et la présence du cadre relève alors de l’évidence. Dans le cas contraire, si l’on s’interroge sur l’utilité du cadre, si la peinture ne convainc plus d’emblée, si vous vous interrogez à nouveau sur la coloration ou l’agencement des formes, c’est qu’elle ne tient pas si bien que ça. C’est peut-être, ou parfois, dans cette conjecture qu’un certain nombre de peintres, reprenant des toiles déjà encadrées, ont peint le cadre et l’ont, en quelque sorte, intégré à leur composition renouvelée.
La reproduction, affichée immédiatement au dessus de ce passage, n’est pas destinée à illustrer cette thèse de manière littérale. En effet, pour un peintre de l’étoffe de Braque, il n’est pas nécessaire de peindre le cadre pour que la toile fonctionne. S’il est bien question de peinture, c’est-à-dire de l’agencement et de la modulation de surfaces colorées dans un format donné, Braque cherche la quintessence. Ce cadre peint, et tout particulièrement la bande vert-clair du cadre, porte et fait vibrer à l’infini la lumière et les couleurs de la toile. Le choix de cette publication étant de vous proposer le meilleur de la peinture, je ne peux vous donner l’exemple d’une toile que l’on « sauverait » en intervenant sur son cadre — ce serait d’ailleurs délicat à illustrer. Cette œuvre de Braque devrait néanmoins vous permettre de mesurer très concrètement l’impact qu’un cadre peint peut avoir sur la toile qu’il borde.
Il est vrai que le cadre n’est plus exigé et que certains artistes contemporains ont bâti des stratégies qui excluent son emploi. L’encadrement est bien sûr sans objet quand le châssis fait office de toile ou quand la toile est suspendue loin du mur. C’est là un terrain sur lequel je ne m’aventurerai pas. Ce n’est pas que je sois impressionné ou plongé dans la perplexité. Les supports ne manquent pas, on a peint sur les parois des cavernes, sur les assiettes, sur les murs, sur les pages des livres, sur de longs rouleaux de papier, sur des écorces, à même le bois ou le carton… Je me permettrai donc d’écrire que ces démarches et ces dispositifs qui mettent en question le cadre du tableau n’amènent rien de vraiment nouveau.
Mais, je ne voudrais pas être trop expéditif. En arrière-plan de mon bref commentaire, on trouve des théories qui ont suscité de prodigieux débats autour de ce que l’on a appelé la matérialité du tableau. Voilà une notion qu’il est difficile d’occulter, nous y reviendrons, notamment dans un article intitulé Les deux dimensions du tableau.
Ne nous éloignons pas davantage du sujet de cet article : qu’elle soit encadrée ou non, reste à voir si la peinture tient, si elle existe bien, nue, sans le secours de l’anecdote, de l’histoire ou de la philosophie.
DJLD, La peinture qui tient – au 20 novembre 18
Il est tard et je parcours quelques pages du lien que tu viens de m’envoyer, les yeux fatigués … Mais, c’est impressionnant, mon ami, je prends plaisir à parcourir, à découvrir … Mes yeux se ferment et je m’endors sur tes crayonnés, des portraits qui me rappellent de lointains souvenirs … Bravo, j’y reviendrai !…
Merci pour cet article essentiel à tous peintres pratiquants dont je fais partie.