La sincérité

Klee Paul, Jeu aimable, 1933, Aquarelle sur plaque de plâtre, cloué sur le cadre, 27,7 x 30,3 cm, Kupferstichkabinett Berlin

Klee Paul, Jeu aimable, 1933, Aquarelle sur plaque de plâtre, cloué sur le cadre, 27,7 x 30,3 cm, Kupferstichkabinett Berlin

Je n’ai ni l’intention ni la prétention de démêler le concept d’humanité. Je dois rester sur mon terrain et considérer cette notion dans sa relation à l’ordre pictural. Dans cette approche resserrée, la valeur que je vous propose de retenir avant toute chose est la sincérité :

« A mon sens, travailler pour vendre n’est pas exactement le bon chemin, c’est plutôt se payer la tête des amateurs. Les véritables artistes ont fait ainsi, et la sympathie dont ils ont été entourés tôt ou tard a été le résultat de leur sincérité. Je n’en sais pas davantage, et je ne crois pas qu’il faille en savoir davantage. »
Vincent van Gogh, Lettres à Théo, Gallimard, collection L’imaginaire,  p. 234

Si l’on entend bien Van Gogh, cette vertu n’est pas en option, alors que se passe-t-il quand elle est absente du tableau ?

« Peu de choses au monde voyez-vous, demandent autant de sincérité que la peinture. Elle est un miroir fidèle, le peintre s’y reflète tout entier. Tel qu’il est sans masque. Si d’aucuns veulent mentir, cacher leurs faiblesses, imiter des émotions qui ne sont pas les leurs le tableau les trahit aussitôt et les dévoile. »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p. 38

Dommage pour la peinture et pour le visiteur, il y a des tricheurs dans le musée. Vous n’avez jamais eu le moindre soupçon ? Je vais vous communiquer quelques pièces du dossier. Commencez par fréquenter les maîtres, les maîtres des peintres et des amateurs éclairés. Dans un premier temps, je vous recommande tout particulièrement Chardin, Corot et Delacroix. Après être demeuré longtemps dans l’intimité de leurs œuvres, vous remarquerez les imposteurs, c’est un phénomène presque mécanique. Désormais, vous êtes dérangé par les regards larmoyants, suppliants ou féroces, par les gestes trop appuyés, de bravoure ou de détresse, que l’on voit fréquemment en déambulant dans les musées. Le mensonge a différents visages, j’ai choisi l’outrance et le faux semblant, c’est-à-dire l’absence de sincérité dans son aspect le plus flagrant.

Piero della Francesca, La légende de la Vraie Croix - Le songe de Constantin, 1452-1459, fresque, 329 x 190 cm, Arezzo, San Francesco

Piero della Francesca, La légende de la Vraie Croix – Le songe de Constantin, 1452-1459, fresque, 329 x 190 cm, Arezzo, San Francesco

« Piero est le symbole même de la sensibilité moderne qui veut que l’expression du peintre vienne de sa peinture, ses personnages comme ceux des grands peintres sont sans expression (…) l’expression est dans sa peinture. »
Malraux André, Les voix du silence, Gallimard, 1951

Le peintre que je tente d’épingler est celui qui emploie toute son énergie à fabriquer des pics d’émotions. Il est un peu comme ce comédien qui en fait trop ou ce chanteur qui porte constamment sa voix au maximum, c’est quelqu’un qui est prêt à tout pour emporter notre adhésion ; voici le détail de l’opération.
Pour faire sa promotion, le peintre va se fendre d’une petite démonstration. Il sait que le personnage, mieux que le mur ou la végétation, est susceptible de nous toucher et de retenir notre attention. Il va donc accorder tout son savoir faire et son habileté à une ou plusieurs des figures qui peuplent le tableau. C’est une parade, un show, un happening, que le créateur organise. Dans le cadre de cette performance, tous les moyens sont bons, notamment l’effet et l’exagération. Occupé à choyer la star de la toile, le peintre perd de vue les acteurs secondaires et — finalement — l’ensemble du tableau. C’est ainsi qu’en parcourant les salles des musées, je reste parfois perplexe devant ces tableaux où des personnages me fixent et m’interpellent. En écho à cette vision funeste, je vous livre cette réflexion de Diderot :

« Il s’agit vraiment de bien meubler sa toile de figures ! Il faut que les figures s’y placent d’elles-mêmes, comme dans la nature. Il faut qu’elles concourent toutes à un effort commun d’une manière simple et claire ; sans quoi je dirais comme Fontenelle à la Sonate : figure que me veux-tu ? »
Diderot, Essais sur la peinture, Salons de 1759, 1761, 1763, Hermann, 1984, p. 59

Le peintre qui sur joue n’est pas le seul à me chagriner, n’oublions pas son cousin, l’illusionniste. Nous l’avons déjà agrafé dans Les deux dimensions du tableau. Comme maître Frenhofer, le héros du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, de nombreux peintres ont vécu dans l’obsession de créer des figures plus vraies que nature. Malgré l‘infini respect que je dois à Balzac, ce n’est pas la figure elle-même, mais le tableau qui doit constituer une réalité. La quête de l’illusionniste peut sembler plus sincère, mais l’absolu convoité n’est pas compatible avec l’idéal pictural.

«  C’est uniquement envers cet idéal, qui est le sien propre, envers cet idéal strictement plastique, qu’il doit être sincère, et non envers la nature qui, étant tout à la fois le vrai et le faux, l’envers et l’endroit, la nuit et le jour, le chaud et le froid, l’esprit et la matière, ne peut orienter aucune sincérité. »
André Lhote, Les invariants plastiques, Hermann, Miroirs de l’art, 1967 (1948), p. 123

Celui qui tente de donner son tableau pour le monde réel nous ment aussi, car pour donner vie à ses créatures, pour nous mystifier en réalité, il doit effacer toute trace de son activité, il doit éviter la tache, la pâte trop épaisse et occulter les deux dimensions de la toile.
C’est donc à juste titre que le peintre ou l’amateur, en quête d’une peinture pure, intrinsèque, se méfie des représentations théâtrales et des personnages qui semblent surgir de la toile. Il doit cependant se garder de tout amalgame et ne pas stigmatiser des décennies de production picturale. Bien que ce ne soit pas l’objectif premier de cette réflexion, il est parfois nécessaire de replacer les choses dans leur contexte. Durant une longue période, sans doute de la fin du quinzième au milieu du dix-neuvième siècle, peut-être encore aujourd’hui, une part non négligeable du public cherchait dans la peinture l’adresse et la perfection. Le peintre pouvait difficilement refuser cette mission, mais il n’a pas toujours sacrifié la composition colorée et la sincérité aux prouesses attendues.

Pour donner corps à cette perspective réconfortante, il nous faut du solide, du concret. Quel meilleur exemple adopter que la peinture d’histoire et l’un de ses plus fameux représentants ? Accueillons Jacques Louis David, chef de file du courant néoclassique, né en 1748, mort en 1825.
Le peintre appartient bien, appartient de toute façon, à son époque. J’ai découvert récemment que cette maxime bénéficiait de l’agrément de Giacometti. Cela tombe bien car je remâchais ce postulat depuis quelques temps. Je ne manquerais donc pas de développer ce point, mais ce n’est pas urgent, car David en est la parfaite illustration. Il est, en effet, impliqué à double titre : à la fois comme membre d’une collectivité et comme peintre. On le sait, c’est avec la plus grande conviction qu’il a servi la révolution, puis Napoléon. Après la chute de ce dernier, il a d’ailleurs fini sa vie en exil. En ce qui concerne plus particulièrement son métier, David était une institution et il tenait à son rang. Comme l’époque le réclamait, il a souvent représenté les passions, les odyssées et les drames, et n’a jamais négligé d’y engager l’ensemble de ses connaissances et de ses capacités.

Les présentations étant faites, confrontons-nous à la réalité… Voyons les tableaux. Dans le cadre de cet article, Le Portrait de Madame Trudaine était susceptible de nous donner la mesure de la sincérité et plus largement de l’humanité que David est en mesure d’apporter, mais ce choix ne servirait pas ce billet. Il nous faut une composition historique et dramatique, La Mort de Socrate conviendra parfaitement.

David Jacques-Louis, La Mort de Socrate, 1787, huile sur toile, 133 x 196 cm, Metropolitan Museum of Art, New York

David Jacques-Louis, La Mort de Socrate, 1787, huile sur toile, 133 x 196 cm, Metropolitan Museum of Art, New York

Nous le voyons, David excelle à peupler ses toiles de nombreuses figures. Ces figures expriment l’héroïsme, la douleur ou l’abandon, et constituent — à priori —  l’exact objet de ma suspicion. La richesse du récit et l’agencement complexe des personnages n’entravent pourtant, ni la respiration, ni l’unité de la toile. La couleur née du gris, engendre cette admirable lumière où se déploie la composition.

Il est dit que David a peint jusqu’à sa mort, il est sûr en tout cas qu’il a vécu pour la peinture. Comme tous ceux qui ont signé ce pacte, il ne pouvait transiger très longtemps avec les lois qui la gouvernent. Et, s’il est une règle essentielle, c’est celle-ci : l’accent peut-être mis sur un ou plusieurs éléments du tableau, tant que la cohésion de l’ensemble est préservée. Ce théorème, déjà exposé dans Les droits de la peinture, fait toute la différence et condamne par avance l’exagération et l’outrance. Dans La mort de Socrate, on ne trouve ni grimaces, ni gesticulations, aucun des personnages ne nous apostrophe et ne semble réclamer à corps et à cris notre complicité. Tous les éléments de la toile sont finalement soumis à l’ordre pictural.

David est parfois considéré comme un dignitaire, comme le prisonnier d’un système qu’il a lui-même façonné. La fine fleur des visiteurs du Louvre lui préfère souvent Poussin ou Delacroix. Pourtant ce n’est pas David qui nous gêne. David ne lâche rien, il se soucie avant tout de peinture et fait son métier sans tricher. Il nous apprend ou nous rappelle que la peinture d’histoire, et plus largement la peinture qui raconte des histoires, ne doit pas être écartée de notre quête.

« (…) celui-ci suivra les traces d’Ingres, celui-là de Delacroix, cet autre de Daumier ou de Corot et cet autre de Courbet, et tous l’ardent mouvement vers la couleur et la forme vivantes qui caractérise la peinture depuis David. »
Faure Elie, Histoire de l’art, Bartillat, 2010, première parution en 1921, p. 754

D’ailleurs le bonimenteur ne se rencontre pas uniquement dans les rangs de la peinture dite figurative. Il se peut qu’il n’y ait aucun récit, aucune figure, mais que l’artiste tente de vous séduire par une accumulation de matière ou une opulence de la couleur que rien n’appelle et finalement ne justifie. Ce peintre, ancien ou contemporain, qui égare le nouveau visiteur et fatigue l’habitué, n’est pas un dilettante, il a le plus souvent la connaissance et les moyens, il ne lui manque en somme que la sincérité.

L’ambitieux pari de La peinture qui rit de se voir dans son miroir est de vous présenter le meilleur de la peinture, je ne peux donc afficher, ni même désigner, les toiles qui me chiffonnent. Cependant, au Louvre, pas très loin des grands formats de David — même si ce secteur est loin d’être le mieux achalandé — vous débusquerez tôt ou tard les œuvres du peintre menteur. Par contraste, par opposition, avec la production de ce dernier, les vertus de la sincérité devraient vous apparaître très clairement.

Pour illustrer la valeur de cet ingrédient de manière plus positive, après le contre exemple, cherchons l’exemple… Ce sont maintenant les qualités du tableau qui vont nous édifier.

Velázquez Diego, L'Infante Marguerite, 1653-54, huile sur toile, 128,5 × 100 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Velázquez Diego, L’Infante Marguerite, 1653-54, huile sur toile, 128,5 × 100 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne

De la tête de L’Infante Marguerite au bas de sa robe se dessine un grand triangle dont la base excède le format et prolonge l’étendue du tableau.
La tête, les bras et la main gauche de l’Infante sont dans la lumière. Cette tête, cette main et la manche qui l’enserre, constituent la zone la plus claire du tableau. Dans le prolongement de cette zone, un morceau d’étoffe est peint dans le plus nourri et le plus riche des noirs. Le contraste maximum, Le parti amené par Velázquez, naît de la juxtaposition entre le blanc du bras et le noir de cette étoffe.
Le côté droit du tableau, rehaussé par ce contraste, vient doucement vers nous. Le grand triangle — qui se construit et s’affirme dans sa relation aux limites de la toile — pivote ainsi par rapport à l’axe central et anime la toile d’un léger basculement de la lumière vers l’ombre. Velázquez évite ainsi une Infante Marguerite statique et exactement centrée dans la toile.
Dans cette quête esthétique, l’accord coloré et l’unité priment sur le prestige et l’apparat, ainsi Velázquez a légèrement rabattu l’intensité des bleus et des argentés de la robe.

Velázquez est grand par son sens de la composition, sa science du dessin et de la couleur, mais c’est aussi pour sa sincérité que nous l’aimons. L’attention et la bienveillance du maître pour cette fillette aux mains minuscules sont palpables, mais l’émotion n’est pas fabriquée ou sur jouée, l’expression du visage est naturelle… tout est vrai. Dans cet exercice où la postérité est un enjeu crucial, la simplicité atteinte par le maître semble presque paradoxale, elle valide en tout cas l’équation de cet article :
Le tableau susceptible de magnifier notre journée, présente bien sûr d’incontestables qualités plastiques, mais, dans sa couleur et son dessin, l’humanité doit aussi se manifester. cet ingrédient indispensable peut avoir comme valeur cardinale, et même comme seule valeur, la sincérité.

Pour illustrer — toujours en matière de peinture et de façon plus exhaustive — les vertus de la sincérité, je vais ajouter un deuxième Velázquez à L’Infante Marguerite.

Velázquez Diego, Portrait d'Innocent X, 1650, huile sur toile, 140 × 120 cm, Galerie Doria-Pamphilj, Rome

Velázquez Diego, Portrait d’Innocent X, 1650, huile sur toile, 140 × 120 cm, Galerie Doria-Pamphilj, Rome

Davantage encore que la palette de L’Infante Marguerite, celle du Portrait d’Innocent X est sobre. Complétée par les blancs, les jaunes et les noirs, le rouge est cette fois la couleur dominante. Si je me fie à la reproduction, les couleurs froides, les bleus, les verts, viennent moduler les couleurs déjà énoncées. Cette sobriété sert bien sûr la densité et la cohésion de cet ensemble dont on ne peut rien retrancher. En respectant la loi des plans, c’est-à-dire sans mettre en question Les deux dimensions du tableau, le Portrait d’Innocent X est sculptural, notamment le visage et le bonnet qui lui est si parfaitement associé.
Pour ce visage, là aussi, Velázquez n’a pas triché, à la fois matois, méfiant et plutôt renfrogné, le pape tient davantage du malfaisant que du saint homme. Cette absence de flagornerie, cette franchise, cette intégrité en réalité, est la marque d’une peinture qui engendre son propre fait.

Bram Van Velde, Sans titre, Boulevard Edgard Quinet, 1965, huile sur toile, 199,5 x 250,5 cm, Musée national d'art moderne, Paris

Bram Van Velde, Sans titre, Boulevard Edgard Quinet, 1965, huile sur toile, 199,5 x 250,5 cm, Musée national d’art moderne, Paris

Comme les précédents tableaux illustrant ce texte consacré à la sincérité, plus encore sans doute, Sans titre, Boulevard Edgard Quinet (1965) est empreint de sincérité. On y trouve d’ailleurs l’artiste tout entier. Comme je l’ai récemment entendu à propos de Van Gogh, Bram van Velde n’a pas compte à rendre, si ce n’est évidemment à la peinture tant dans sa lettre que dans son esprit.

Avant de boucler ce sujet, je vais recourir une fois encore une à stratégie chère à cette publication. Elle consiste à trouver l’illustration, sinon la matière même de ces cogitations, dans des tableaux appartenant à des époques différentes. Ce qui revient à présenter, ou du moins à tenter de présenter, la peinture dans sa diversité et dans son unité. C’est dans cet esprit qu’aux six tableaux déjà proposés je vais ajouter une petite merveille peinte par Cimabue.

Cimabue, Vierge à l'Enfant avec deux anges, 1280-85, Tempera à l'oeuf sur bois, 26 x 21 cm, National Gallery, London

Cimabue, Vierge à l’Enfant avec deux anges, 1280-85, Tempera à l’oeuf sur bois, 26 x 21 cm, National Gallery, London

Cimabue est un peintre italien du treizième siècle. Giacometti lui a voué une admiration inconditionnelle. Sept cent ans avant Bram van Velde et à l’instar de ce dernier, l’œuvre de Cimabue est peinte avec une évidente et totale sincérité.

La sincérité, cette indispensable qualité, est souvent flagrante chez les peintres de la fin du moyen âge — comme Cimabue ou Giotto — et chez les maîtres modernes — comme Klee ou Bram van Velde. Elle l’est peut-être moins de la première renaissance à la fin du XVIIIe et à nouveau depuis quelques décennies car, dans ces périodes et sous nos latitudes, l’adresse et le brio sont réclamés par une part significative des spécialistes et du public.
Nous avons pourtant trouvé la sincérité dans les toiles de Velázquez et de David, et en réalité toutes les toiles intégrées dans ce petit traité ne sont ni feintes, ni affectées.

À propos de peinture, la sincérité est très souvent mentionnée, c’est un atout qui fait l’unanimité. Évidemment,  il ne suffit pas d’être sincère pour être un peintre d’exception, il faut encore avoir le souffle, les moyens, la passion… Mais, dans tous les cas, face à la toile, les grands peintres, c’est-à-dire les peintres célébrés par la profession, ne trichent pas.

« (…) dès qu’il y a une volonté de quelque chose dans une peinture, ça je l’ai écris, vous n’y couperez pas : dès que la peinture veut dire autre qu’elle-même alors elle ment (…) un tableau, figuratif ou non d’ailleurs, c’est le tableau même qu’il cherche à être, mais rien d’autre ! »
Bazaine entendu dans Mémoires du siècle – Jean Bazaine, France culture, première diffusion le 25 octobre 1992, 55 : 01

 
DJLD, 7.b3 La sincérité, mai 18

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