4.51 La toile invincible
Pour illustrer la pérennité, la durabilité de l’œuvre picturale, j’ai tout de suite songé à Piero della Francesca et à Paolo Uccello. Ces deux maîtres — qui officiaient en toute fin du moyen-âge, sont confondus dans un même sentiment d’admiration par André Lhote, Malraux, Morandi ou encore Giacometti. C’est-à-dire par des personnalités ayant entretenu un rapport passionnel avec la peinture et seulement la peinture, je veux dire la peinture pure, celle qui nous retient par les seuls moyens de la couleur et de la composition. Du duo, célébré par ces incontestables témoins, j’ai retenu la magnifique fresque de Piero, qui chapeaute cet article, et je vais maintenant m’occuper du cas de Paolo.
Comment expliquer, qu’à l’exception de l’historien, personne ne pleure les peintres académiques, les futuristes ou encore les préraphaélites, quand les Batailles du seul Paolo Uccello continuent d’exercer tout leur pouvoir de fascination ?
Restons un instant sur les courants incriminés, vous êtes en droit de penser que je les enterre un peu vite. Ils figurent pourtant en bonne place dans la plupart des livres consacrés à l’histoire de l’art et bénéficient des soins attentifs de spécialistes attitrés. Je ne veux d’ailleurs accabler personne, ni même vous détourner des derniers feux jetés par William Bouguereau ou Umberto Boccioni. Cependant, cette étude s’appuie sur l’expertise des peintres et, pour rester cohérent, je vous dois la remarque qui suit. Aucune des figures tutélaires de la peinture, aucun des membres de La liste, ne s’est fendu du moindre hommage à l’égard de ces courants. Maintenant l’incident signalé, il est sans doute approprié d’être un peu plus prolixe, voici donc quelques infos complémentaires. Les peintres académiques se sont fait sérieusement tailler par Gauguin et Matisse, quant aux futuristes, ils n’ont jamais bénéficié du moindre commentaire de la part de Bonnard, Braque, Picasso, Staël ou encore Giacometti. Pour accompagner les sarcasmes ou le mutisme des tauliers, je vous propose ce théorème : plus vous regardez la peinture pour les qualités qui lui son propres, plus vous aimez le tableau pour sa coloration, son assise, sa cohésion, sa charge sensible… moins l’anecdote, l’effet ou même la dimension historique, ne retiendront votre attention. Ne voyez pas dans ce petit couplet une tentative pour discréditer les peintres rattachés de près ou de loin à ces mouvements. En son for intérieur ou en compagnie de quelques camarades, il est parfois tentant de se livrer à ce type d’exercice, mais l’écriture nous amène à plus d’objectivité. J’ai ainsi trouvé dans le travail de certains artistes ― associés au futurisme, une couleur intense et une composition bien charpentée. Il serait de toute façon stupide et hasardeux de brocarder quelques personnalités, seul le système ― l’appareillage théorique quand il verrouille la pratique des artistes ― doit nous interpeller. Mené à son terme logique, le système prend le pas sur la mécanique picturale. Méfions nous par exemple de l’effet, effet de réalisme pour les peintres académiques et effet de vitesse pour les futuristes, qui désagrège l’étendue et l’harmonie de la toile.
Plutôt que l’indice de mon infinie sournoiserie, voyez, dans les banderilles que je viens de planter, l’amorce des festivités à venir. Dans un article intitulé La peinture sans filtre, je tenterai de séparer la peinture — comprise dans ses enjeux et ses moyens spécifiques, de tout ce qui lui est périphérique, comme le genre, l’anecdote ou la théorie artistique. Dans l’immédiat, je veux simplement exprimer cette idée banale et essentielle : certaines toiles résistent aux siècles et à la profusion des styles, elles semblent invincibles. C’est bien ce qui se passe avec les batailles du légendaire Uccello.
J’ai découvert La Bataille de San Romano au Louvre, je ne cherchais rien de particulier, j’étais simplement perméable, ouvert à la peinture. Je crois que je partais de chez les italiens pour aller vers Delacroix et Géricault, c’est alors j’ai aperçu la toile d’Uccello et qu’elle s’est immédiatement imposée à moi. Malraux parle à son propos d’un « chant solennel que la peinture ne connaissait pas », si j’ai vite adopté cette formule, je ne la connaissais pas à l’époque où je suis resté planté devant cette œuvre. Il est vrai que ce tableau est prodigieux, il y a bien la sonorité et la singularité de sa coloration, mais il est difficile d’expliquer tout le pouvoir qu’il continue d’exercer sur nous.
« La couleur à un temps d’avance sur le mot – quelques centaines de milliers d’années sans doute. »
Debray Régis, Vie et mort de l’image, Gallimard, 1992, p. 47
Les peintres se sont toujours accordés sur certains objectifs, comme la cohésion, le rythme, le vrai, l’intensité… Ils ont avancé et, dans une certaine mesure, renouvelé la peinture. Cependant, aucune formule susceptible de générer l’œuvre invincible n’a encore été trouvée. Pour le dire autrement, il est possible de lister quelques-uns des ingrédients et de se rassasier de la cuisine du maître, mais on ne peut jamais en délivrer l’exacte recette. Le maître lui-même aurait sans doute quelques difficultés à le faire, d’autant que chacun de ses arrangements est unique. Ces orchestrations intranscriptibles et toujours renouvelées font l’intérêt, mais aussi la difficulté d’un métier où les appelés sont nombreux et les élus le sont moins. La durabilité, l’intemporalité ― pourquoi mégoter, distingue ces derniers. Le grand peintre demeure, il vit encore, il est notre contemporain.
4.52 L’historicité
Le grand peintre ― l’artiste susceptible d’incarner à lui seul la peinture, bénéficie donc de la durée. Au regard de cette affirmation, on peut s’interroger sur ces longues périodes durant lesquelles le Greco ou Fouquet ont été négligés. On peut aussi se demander pourquoi Bissière, cet artiste consacré par plusieurs générations de peintres et d’amateurs, est aujourd’hui porté disparu par les spécialistes. Voilà la notion d’historicité qui fait son entrée, une entrée impeccable, un sans-faute à priori. Cependant, les caprices de la renommée peuvent-ils être associés intégralement aux contingences historiques, aux évolutions techniques, aux changements des valeurs et des codes ? À la réflexion, ce n’est pas joué. Je pencherai pour un simple problème d’affichage, de programmation. En effet, si un peintre n’est plus accroché dans les lieux d’exposition, si le commun des mortels ne voit plus ses tableaux, comment pourrait-il demeurer dans les mémoires ? Il nous faut un exemple concret, quelque chose de tangible, de parlant.
Au quatrième étage du musée national d’art moderne, dans le Beaubourg fraichement réaménagé, les toiles de Bazaine, Bissière, Staël, Bonnard, Balthus, Derain, Estève, Giacometti, Manessier, Marquet, Modigliani, Morandi, Soutine, Bram van Velde et du Soulages des années 50, ont été décrochées. Elles sont dans les réserves du musée pour au moins deux ans. La décision prise par le staff de Beaubourg est unilatérale. L’amateur de peinture n’a rien demandé ; à priori, personne ne boudait la moitié des forces vives de l’École ou plutôt des Écoles de Paris. En 2013, dans la période qui suit ce réaménagement, une brochure de Bienvenue est proposée au visiteur. Dans ce document, qui présente la nouvelle stratégie du musée, de nombreux disparus sont mentionnés. L’institution reconnaît donc explicitement que ces « grandes figures du 20e siècle » font l’attrait et la gloire de la maison. L’amateur peut d’ailleurs les retrouver dans les catalogues généreusement mis à sa disposition. Une malheureuse reproduction papier ne peut pourtant se substituer à L’œuvre unique, c’est-à-dire à l’œuvre originale contemplée dans sa réalité.
Il se trouve que Beaubourg entend exposer la terre entière. L’intention est sans doute louable et ma formule réductrice, mais l’espace manque face à de telles ambitions. La quarantaine risque donc de perdurer. L’œuvre des peintres remisés, en tout cas de ceux qui sont peu représentés dans les grands musés, risque donc de s’effacer des mémoires. Ils seront victimes, non de l’historicité, mais d’une nouvelle programmation ou plutôt d’une déprogrammation.
Même si l’accrochage évoqué n’est plus d’actualité, cet évènement est bien l’exemple que je cherchais. Cependant, je me garderais bien d’en tirer des conclusions définitives. D’une manière générale, le dirigeant n’a-il pas influencé le cours de l’histoire et contribué ainsi à la contingence et à la relativité des opinions ? Plus près de nos préoccupations, le commanditaire et la sommité n’ont-ils pas toujours contribué à faire et défaire les stars de l’histoire de l’art ? En définitive, les tendances de l’époque sont-elles fabriquées ou simplement répercutées par les médias et les commissaires d’exposition ?
Emporté par le feu de la rédaction, me voilà maintenant aux prises avec de foutues questions, embourbé dans des considérations d’ordre philosophiques. Reformulons. Si le triste épisode, que je viens de rapporter, est humiliant pour tous ceux qui, comme moi, venaient à Beaubourg admirer la fine fleur de la peinture moderne, il est impossible de présenter l’historicité comme une chimère. Instrumentalisé ou non, ce phénomène participe à la construction du regard et à l’évolution des aspirations.
Voila donc mon dernier mot, le parti resserré de La peinture qui rit de se voir si belle dans son miroir. Il ne nécessite pas une analyse approfondie de l’historicité, ce principe si souvent sollicité. Pour peu qu’il soit bien exposé et rarement soustrait au regard du visiteur, il n’existe pas de date de péremption pour le tableau qui nous offre la beauté, la cohésion et la singularité. Voyez la gloire très ancienne des Van Eyck ou des Bellini, elle semble si bien établie qu’elle peut prétendre à l’éternité.
4.53 Hors du temps
Parmi les peintres qui durent, qui résistent à l’épreuve du temps, je réclame Delacroix. Dans les années 1840, Baudelaire le célébrait :
« Nous sommes ici en plein Delacroix, c’est-à-dire que nous avons devant les yeux l’un des spécimens les plus complets de ce que l’on peut appeler le génie de la peinture. »
Baudelaire Charles, Critique d’art, suivi de Critique musicale, Folio essais, 2005, p. 15
Près de deux siècles après, Femmes d’Alger dans leur appartement, ce tableau de Delacroix, m’arrête à chacune de mes visites au Louvre. A un moment donné, prêtée ou remisée, la toile a disparu des murs du musée. Cet évènement n’est pas à relier ou à comparer au réaménagement qui vient d’être évoqué. L’agrandissement du Louvre et son extension à d’autres territoires ne sont pas sans conséquences pour le visiteur, mais le tableau évoqué n’a sans doute pas subi les ardeurs novatrices de quelques sommités. Les autres grands formats du maître sont d’ailleurs là, prêts à honorer leur rendez-vous avec le public du musée. Ce vide est pourtant difficile à combler. Absente, la toile continue de m’arrêter.
Pour signifier sa cohésion et son caractère particulier, on dit parfois d’une œuvre d’art qu’elle existe. Si l’œuvre existe, consiste t-elle pour autant ? Les deux termes ne sont pas équivalents, je vais tenter de les distinguer. Quand l’œuvre existe, elle est susceptible de nous arrêter, mais il n’est pas dit qu’elle nous retiendra longtemps. Friand de cette formule, un camarade d’atelier accordait par là sa bénédiction aux tableaux qui fonctionnaient, sans pour autant le pétrifier. Quand l’œuvre consiste, nous pouvons la voir, la revoir, sans nous lasser… sans en épuiser la consistance. Vue une seule fois, à l’occasion d’une exposition, elle est susceptible de nous marquer pour des années, peut-être pour la vie durant. C’est La pendule noire de Cézanne, que j’ai toujours en tête trente ans après l’exposition. L’œuvre qui consiste est increvable.
Cette pérennité, la pérennité des œuvres, est un sujet consensuel. J’avais d’ailleurs pour seul programme de chanter — à mon tour, les louanges d’une peinture durable. L’affaire semblait pliée, mais ce billet a rapidement pris un tour polémique. Dès que l’on ne s’en tient pas à la réplique courte, au compliment d’usage, le scénario se complique. Ce n’est pas de gaîté de cœur que je renonce à la convergence, mais je ne peux faire l’impasse sur cette contradiction : le désastre pictural peut lui-aussi s’inscrire dans les registres de la mémoire. Il est parfois difficile d’oublier la couleur qui ne prend pas, la grisaille, la couleur qui braille, le chaos, le chromo, la lumière dure et blafarde. C’est un effet de contamination, un peu comme ce pathétique refrain que l’on ne peut s’empêcher de fredonner après l’avoir entendu à la radio. La prégnance de la mauvaise peinture est une réalité et, comme le dit le Père Couturier :
« Pour bien connaître et aimer la bonne peinture, mieux vaudrait n’en voir jamais de la mauvaise. On s’y abîme on s’y déflore toujours un peu. »
Couturier Marie-Alain, Se garder libre, Journal (1947-1954), Les éditions du Cerf, 1962, p. 142
Peut-on d’ailleurs parler d’objets picturaux pour évoquer ces images persistantes ? La peinture qui échoue à en être et se présente avec ostentation n’appartient pas au territoire dont je tente de tracer l’assiette. Celui qui a aiguisé son regard au contact de L’œuvre essentielle, détectera les premiers symptômes du marasme avant l’impact. Sans y prêter plus d’attention, il poursuivra ses investigations.
Cette stratégie est développée dans Le cercle magique, je reviendrais sans doute sur le désastre pictural dans un article spécifique, mais il est temps de retrouver l’inusable Delacroix. Ce sont bien sûr les qualités portées par son œuvre — l’unité, la monumentalité, l’intensité, l’harmonie — qui sollicitent et retiennent l’amateur. Absorbé par le travail de ce peintre hors pair, il m’est d’ailleurs venu une conviction. Si je me rapporte a tout ce que j’ai vu, lu ou entendu, Delacroix semble n’avoir jamais connu la petite forme ou la période incertaine, le manque de souffle, de temps, d’exigence ou encore d’inspiration. Je ne trouve pas la toile de trop, la toile qui ne serait pas un tout cohérent, une totalité plastique, la toile qui ne répondrait pas à une nécessité intérieure. Je n’ai pas vu toutes les pièces de sa collection et je peux m’emballer, mais si mon pronostic est correct, Delacroix fait exception au postulat qui vient. Les peintres des peintres, les peintres qui font référence dans ces pages, ne sont pas infaillibles. S’ils n’ont pas connu le marasme, ils ont parfois connu l’échec. Cela ne doit pas entamer l’admiration que nous leur portons, quelque soit le détail de leurs états de service, ils demeurent irremplaçables. Ce postulat a déjà été posé, notamment dans L’œuvre essentielle et dans Picasso a-t-il un cœur ?
Admettons que Delacroix ne soit pas concerné, qu’il soit bien ce peintre sans peur et sans reproches chanté par Baudelaire, de quelle potion tirerait-il son invulnérabilité ? Comme ses pairs, il a pour lui la sincérité, la connaissance, les moyens, le souffle, l’instinct. Il partage aussi avec eux un état d’esprit, un engagement pour une peinture souveraine. Je veux parler de L’idéal de la peinture. Ce que je crois, c’est qu’il n’y pas eu de failles dans son engagement, pas d’absences, de doutes, de concessions. Il a été constamment porté par cet idéal. Un idéal qui fait l’unité et la pérennité de la peinture. Un idéal auquel souscrit l’amateur de peinture.
Quand — justement — l’amateur vient au Louvre, il ne vient pas pour un thème, un concept, ou pour compléter ses fiches. Il vient pour la peinture et il veut du lourd. S’il suit le parcours de la peinture française, il est probable qu’il ne manquera pas Delacroix. Dans ce cas, ce sont tous les Delacroix du Louvre qu’il lui faut. J’ai ce même appétit, un seul tableau me manque et la fête est gâchée. Dans cette salle où sont accrochés tous les grands formats du maître, j’ai finalement retrouvé Femmes d’Alger dans leur appartement. Quel soulagement, c’était un peu comme quand la belle promise que l’on attendait plus arrive. A l’occasion de sa disparition, j’avais eu tout le loisir de mesurer son emprise. Ce sont bien sûr les qualités de l’œuvre — la richesse et la cohésion de la composition, la belle couleur surgie du gris — qui emportent notre adhésion. Si ces qualités sont incontestables, elles sont avant tout plastiques, picturales à proprement parler.
Ce n’est pas que ce tableau ne raconte rien, ni même que nous soyons insensibles à la scène représentée, mais il est possible de l’aimer sans considérer, ni le récit, ni l’époque. Regardez ces grandes et belles figures, elles sont liées entre elles par des obliques et associées à l’arrière-plan par des verticales. Cette toile est un tout indissociable. Ce ne sont pas seulement les lignes directrices — évoquées dans les règles biens connues de la composition, qui font lien. Toutes les surfaces de la toile sont solidaires, associées par la couleur et les jeux d’ombre et de lumière. Dans cet arrangement, le rouge dense et vibrant des panneaux du fond m’a toujours fasciné ; décidément l’amateur est un peu fada. Ce plaidoyer pour les formes et les couleurs, peut en tout cas étoffer l’invariable et courte formule qui salue les œuvres des siècles passés. Le tableau est intemporel… dans la mesure où il continue d’exister en dehors de son contexte. C’est peut-être là que nous touchons aux causes de la durabilité. Femmes d’Alger dans leur appartement, cette toile mythique existe et consiste — il faut associer les deux termes pour en donner tout le poids, par les seuls moyens de la peinture. Ce n’est pas précisément une peinture hors du temps, comme un Chardin ou un Morandi, mais il est possible de lui porter un regard hors du temps.
C’est pourquoi longtemps après Baudelaire nous aimons Delacroix et nous saluons, à notre tour, son éternelle modernité.
DJLD, Le temps, la durée – au 22 avril 16
ce site est une merveille; je n’en connais pas d’autre actuellement;
l’amateur qui prendra la peine de s’en nourrir pourra se construire sa propre histoire de l’art;
c’est un phare, bravo!