L’indispensable part d’humanité

Van Gogh Vincent, Portrait de l'artiste, 1889, huile sur toile, 65 x 54,2 cm, Musée d'Orsay, Paris

Van Gogh Vincent, Portrait de l’artiste, 1889, huile sur toile, 65 x 54,2 cm, Musée d’Orsay, Paris

7.b1 L’équation

Nous les fondus de peinture, les passionnés, nous cherchons dans le tableau la totalité plastique et l’indispensable part d’humanité. Ce n’est pas seulement pour tenter de tisser une complicité avec l’éventuel lecteur que j’emploie le nous régulièrement. Comme je l’expliquerai dans une présentation du blog intitulée Sur le fil je n’invente rien, c’est une parole, en quelque sorte, collective que je rapporte et développe.

Pour nous toucher, nous émouvoir et nous asseoir, il nous faut davantage que le respect des impératifs plastiques. L’inscription dans le format, la modulation de la lumière, l’unité, la tension, l’étendue, l’accord coloré… Toutes ces qualités nous sont chères, mais ne nous suffisent pas. La peinture, dans ce qu’elle a de meilleur, réclame la générosité et un accès aux champs de l’intériorité.

« Je voudrais que tous ceux qui me veulent du bien comprennent que tous mes faits et gestes me sont inspirés par un amour sincère et par un profond besoin d’amour ; que l’étourderie, l’orgueil et l’indifférence ne sont pas les moteurs de la machine (…) »
Vincent van Gogh, Lettres à Théo, Gallimard, collection L’imaginaire,  p. 195

« En dernière analyse, je demeure persuadé que la qualité d’une œuvre d’art se mesure à la somme d’humanité qu’elle contient et qu’elle dégage. »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p. 113

le Greco, Portrait d'un homme, 1590-1600, huile sur toile, 52,7 × 46,7 cm, Metropolitan Museum of Art, New York

le Greco, Portrait d’un homme, 1590-1600, huile sur toile, 52,7 × 46,7 cm, Metropolitan Museum of Art, New York

Rembrandt, autoportrait, 1657-1659, huile sur toile, 53 x 43 cm, National Gallery of Scotland, Edinburgh

Rembrandt, autoportrait, 1657-1659, huile sur toile, 53 x 43 cm, National Gallery of Scotland, Edinburgh

Rembrandt ou le Greco ont bien tous les moyens de la peinture en magasin, ils ont en ce sens atteint l’excellence. Cependant, ils nous donnent plus. Ils nous offrent cette part d’humanité indissociable des qualités formelles de leur travail. Leur être profond  semble étroitement associé à chacune de leurs toiles, jusqu’à nous révéler cette sensibilité unique qui suscite parfois la vénération :

« Il y a toujours des moments qui déclenchent vraiment quelque chose et qui sont décisifs pour toute la vie. Et la vue des œuvres de Goya en fut un. Et du Greco aussi. Je me souviens d’ailleurs avoir écrit  à ma mère pour lui dire que la simple vue des mains peintes par le Greco valait la peine de venir à Madrid. »
Zoran Music, l’homme intérieur, propos recueillis par Henri-François Debailleux, Libération du 4 septembre 1992

Picasso Pablo, Autoportrait, 1907, huile sur toile, 50 x 46 cm, Galerie nationale de Prague

Picasso Pablo, Autoportrait, 1907, huile sur toile, 50 x 46 cm, Galerie nationale de Prague

Picasso lui-même, ce cabochard, ce flambeur invétéré, peut-il être limité, cantonné, à sa parfaite connaissance du métier et à son exceptionnelle créativité ? Pour peu qu’ils soient armés d’un minimum de lucidité et qu’ils regardent ses tableaux après avoir profondément inspiré, ses détracteurs eux-mêmes devront admettre la cohérence, la fulgurance et l’inventivité dont il a souvent fait preuve. Ce n’est pas pour autant qu’ils lui accorderont la vie intérieure, la générosité et la sensibilité.

Renouvelons notre hypothèse : la grande peinture, la peinture qui provoque L’engouement pour les propriétés qui lui sont propres, a-t-elle la moindre chance d’exister et de consister sans que le cœur soit engagé ? S’il est vrai que l’âme du peintre compte autant, sinon plus, que sa connaissance et sa maîtrise des fondamentaux plastiques, le choix de Picasso ne nous aide pas. Il était plus facile de choisir Giotto, Chardin, Braque ou Rouault. Mais comment escamoter, faire disparaître un artiste qui revient si souvent dans ces pages ? C’est une figure tutélaire certifiée, un membre de La liste dans laquelle nous allons chercher nos références.

J’ai donc gardé Picasso. Dans la mesure où il semble constituer un exemple paradoxal, cet emblème du 3e art donnera du poids à notre postulat. C’est ainsi que cette formule étrange m’est venue et ne m’a plus quitté : peut-on trouver le cœur de Picasso dans ses tableaux ? Lui accorder la profondeur et l’émotion ? Ou, pour faire plus court, plus ramassé, pour faire l’article : Picasso a-t-il un cœur ?

Pour approcher la peinture dans sa diversité et dans son unité, La peinture qui rit de se voir si belle en son miroir prend appui sur la chaîne des maîtres. Pour que cette stratégie fonctionne, qu’elle ait une chance de consister, il est nécessaire de considérer les œuvres respectives de ces grands peintres dans la globalité et dans la durée. Il faut aussi admettre que ces élus ne sont pas à l’abri du faux pas, de l’impair. Ainsi prémunis contre le désenchantement prématuré, regardez les innombrables tableaux de Picasso. Ils expriment tout à tour, l’orgueil, l’humilité, l’empathie, l’amour et la férocité. Une large gamme d’émotions, qui se traduit aussi bien par des tons rompus et une palette sobre que par des formes malmenées et des couleurs portées au vif. Picasso ne va pas contre son tempérament, il se donne pour ce qu’il est au moment où il peint. Les émotions qu’il exprime sont vraies. Vous trouverez les éléments qui appuient cette déclarations dans l’article dédié, mais il semble bien que même pour ce créateur prodigue et paradoxal, les moyens plastiques ne suffisent pas, il faut à Picasso l’exacte part d’humanité qu’il est susceptible d’apporter à ses tableaux.

Pour que cette approche des enjeux et des réalités de la peinture ait un sens, une cohérence, il fallait nécessairement valider cette équation. Pourtant, ce n’est pas suffisant car l’humanité est un thème porteur, mais large et rebattu. Le musicien, le politique, l’enseignant, l’écrivain, l’acteur, le sportif… participent tous à sa promotion. Il est donc nécessaire de passer le stade des généralités et de profiler cette particularité — cette propriété de l’être humain à ressentir et à faire passer des émotions — dans un rapport, une adéquation, à l’ordre pictural.
La peinture qui rit de se voir si belle dans son miroir ne peut se contenter de belles formules. Toujours dans l’article consacré à Picasso, plus précisément dans le passage titré Les amis de Braque, la réflexion est engagée. Donnons-lui un prolongement et tentons tout d’abord d’illustrer concrètement, par l’image, cette humanité qui fait l’unanimité.

7.b2 L’expression plastique sans l’émotion

Nicolas de Staël, Marine, 1952, huile sur contreplaqué entoilé, 18 x 22 cm, collection particulière

Nicolas de Staël, Marine, 1952, huile sur contreplaqué entoilé, 18 x 22 cm, collection particulière

Pour entamer ces prolongations, je vais fois interroger une fois encore l’œuvre de Staël. Cet homme est entré en peinture comme on entre en religion et son travail est édifiant pour tous ceux qui cherchent dans la toile à la fois l’épopée et les valeurs immuables de la peinture.

 « Son acharnement lorsqu’il dit avoir en ligne de mire la justesse met en cause le système même qui s’instaure entre regardeur, peintre et réalité. Staël tente dans ses œuvres de rendre perceptible la loi fondamentale mais indéchiffrable de la peinture. À sa manière – donc par les œuvres –, il avoue tout naturellement, à l’instar d’un Vermeer ou d’un Cézanne, que la vraie peinture a la peinture pour objet et que l’artiste, le regardeur et les choses peintes ne font qu’orbiter autour de ce paradoxe impossible à exposer. »
Federico Nicolao, dans Nicolas de Staël, Lumières du Nord / Lumières du Sud, Gallimard l MuMa, Le Havre, 2014, p. 183

Nicolas de Staël, c’est cet équilibre — à chaque fois différent — de la toile entière. Ses orchestrations sont obtenues par l’ajustement senti, précis, par le juste rapport des surfaces colorées. Rapport de surfaces, rapport de couleurs, les deux sont liés, mais c’est la couleur qui va maintenant retenir toute notre attention.

Sur le terrain de la couleur, Staël n’emprunte pas les sentiers balisés et il est peu probable que son mode opératoire soit un jour détaillé. Ses accords ne sont pas obtenus par l’utilisation d’une dominante, par l’emploi des complémentaires ou encore par l’utilisation de couleurs proches et de complémentaires, bref par l’une des méthodes rapportées dans les nombreux livres traitant de la couleur.
Le travail de Staël, sa relation à la peinture, à quelque chose d’épique. Il parvient à associer tous les tons, des tons surprenants, des tons à chaque fois différents. Il va souvent chercher ses couleurs au plus haut qu’il est possible d’aller chercher. Il le fait sans perdre L’ensemble, c’est-à-dire en accordant les tons au maximum de leur intensité. Écoutons le maître s’expliquer :

« On accorde fort, fin, très fin, valeurs directes, indirectes, ou l’envers de la valeur, ce qui importe c’est que ce soit toujours juste. Cela toujours. Mais l’accès à ce juste, plus il est différent d’un tableau à l’autre, plus le chemin qui y mène paraît absurde, plus cela m’intéresse de le parcourir. »
Nicolas de Staël, Lettre à Douglas Cooper, Antibes, janvier 1955       

Dans cette quête sans concessions, si une des surfaces n’est pas à sa bonne, à son exacte coloration, la composition colorée ne tient pas. C’est pourquoi l’accord, qu’il obtient le plus souvent, supporte mal la plus petite altération. C’est pourquoi les toiles de Staël sont si difficiles à reproduire. C’est pourquoi qu’après avoir vu les œuvres dans leur réalité, le visiteur hésite à acheter le catalogue de l’exposition. Le problème de la reproductibilité des œuvres est récurent, il ne peut être ignoré ou minimisé, et il est particulièrement flagrant chez Staël.
Il semble donc aléatoire d’affirmer que le principe de la confrontation — exposé dans La peinture qui tientvaille pour les reproductions et tout particulièrement pour les reproductions des travaux de Staël. C‘est la première observation qu’il me fallait amener.

Avant d’avancer mes pions pour de bon, il me faut attirer votre attention sur un deuxième point. Les dernières années de Staël font débat. L’amateur aguerri vous le dira, cette période le laisse souvent dubitatif.
Il est une fois encore déconseillé de généraliser. En témoigne l’émouvante Marine, datée de 1952, intégrée un peu plus haut. Regardez ces petits nuages bleus qui semblent lester la toile. Ils apportent — par leur dessin, leur teinte et leur densité — le poids et la tension à ce bel agencement de gris colorés. A mon sens, et quelque soit l’époque considérée, vous trouverez toujours d’excellentes choses dans le travail de Staël.

Revenons justement sur la période non figurative, celle qui a fait la gloire du maître. Ces toiles, qui font l’unanimité, ont souvent réclamées du temps, beaucoup de temps, un temps fou :

« L’atelier regorgeait de tableaux en voie d’achèvement. C’est l’expression qui convient au faire très lent, jamais terminé de Staël (…) Staël s’étonne que je ne lui réclame pas le tableau que je lui ai acheté depuis des mois. Je préfère attendre. Les tableaux restent si longtemps chez lui que je les vois se  former et qu’un excellent ne m’échapperait pas. »
Pierre Lecuire, Journal des années Staël, Manuscrit inédit conservé à la BNF, 1949

Depuis longtemps, depuis toujours sans doute, une nécessité, un besoin irrépressible de réalité tenaillait notre champion. Il voulait communier avec l’espace et les éléments. Il lui fallait la foudre, l’horizon, le ciel, la mer. Sans le lourd investissement fait dans sa période abstraite — une appellation qu’il n’a jamais revendiquée, les paysages faits dans l’instant —  comme cette Marine née de l’espace et de la lumière du nord — n’auraient vraisemblablement jamais vu le jour.

Staël prend maintenant son inspiration dans le monde sensible. Il peint vite, il a toujours peint vite ; son énergie et son allant ont fait le miel de la critique. Cependant, une fois le motif en place, une fois la réalité transposée sur la toile, il faut laisser le temps opérer. Dans l’instant de sa réalisation le tableau est difficile à évaluer, même pour ce peintre aguerri. Une fois le regard nettoyé, rincé, il reprendra ses toiles ou peut être les brûlera. C’est une manière de faire, une manière d’être, un karma, que partagent la plupart des tauliers. Degas n’a t-il pas été épinglé, alors qu’il retouchait ou tentait de retoucher le tableau récemment accroché au mur du client ? Au-delà de cette célèbre anecdote, peut-on sérieusement dissocier l’œuvre peinte de la durée ? La toile faite dans l’instant, ne nécessite t-elle pas l’expérience et la maturation, ne succède t-elle pas à la réflexion, au songe, à l’observation, aux reprises incessantes, à l’acharnement ?

Pour Staël en tout cas, l’heure est au triomphe, les commandes affluent et les galeristes s’impatientent : le temps lui est désormais compté. Exit la durée, l’affinage n’est plus d’actualité. On peut voir dans ces restrictions la cause, une des causes en tout cas, du marasme que le maître aurait parfois connu. Il a d’ailleurs lui-même parlé des « toiles qui claquent » pour qualifier ces toiles qui sortaient trop vite de son atelier.
Nicolas de Staël, Lettre à Jacques Dubourg, Antibes, 18 novembre 1954

Dans la bouche d’un homme qui a mis sa vie dans la peinture — et en l’occurrence il ne s’agit pas d’une formule, ces mots pèsent lourd. Ils expliquent pourquoi dans le butin du galeriste, parmi les toiles des dernières années, il existe effectivement des œuvres qui décevront l’admirateur le plus fervent.
Avant d’impliquer ce géant, comparé à qui de nombreux peintres réputés font figure d’enfants, je devais impérativement prendre toutes les précautions. Les réserves nécessaires étant faites, tentons de désigner la part d’humanité que nous cherchons sans trêve et d’en illustrer la nécessité.

Nicolas de Staël, Agrigente, 1953, huile sur toile, 93 x 130 cm, The museum of contemporary art, Los Angeles

Nicolas de Staël, Agrigente, 1953, huile sur toile, 93 x 130 cm, The museum of contemporary art, Los Angeles

Dans la collection que cette étude m’a amené à constituer, j’ai quelques reproductions du Staël des dernières années. Parmi celles-ci, un tableau que je ne connaissais pas, intitulé Agrigente, m’a bluffé. Sans aller jusqu’au musée d’art contemporain de Los Angeles, sans être certain que la reproduction soit fiable ou même acceptable, on peut voir dans Agritente une saisie vertigineuse du monde sensible.
Vertigineuse au sens où cette composition colorée suppose la possession de moyens stupéfiants. Imaginez  un instant, Staël seul face à cette étendue, perdu en réalité au milieu des multiples plans qui constituent ce vaste paysage, comme enveloppé par le ciel, les sommets et la plaine. Il a vu, simplifié, choisi et ordonné l’espace et les éléments. En observant cette reproduction, j’ai cette conviction : il a — dans un mouvement continu et précis — agencé et ramené au seul plan de la toile ces grandes surfaces colorées. Il reste de cette saisissante orchestration, un espace large et ouvert où le blanc de la toile — comme ciselé — dessine le chemin de la lumière. La palette est sobre, dense, inventée. Cette toile a décidément presque toutes les qualités formelles qu’il est possible de lister.

Pourtant, et nous y voici enfin, la reproduction de ce tableau ne résiste très longtemps pas à la confrontation. J’ai dû l’admettre après avoir tenté en vain de placer cette image à quelques paragraphes d’un Bram van Velde, puis d’un Morandi. En réalité, ce tableau à quelque chose de plat, de sec. Où est  la profondeur, l’épaisseur ? Et ce n’est pas la pâte picturale qui manque, mais plutôt la pâte humaine. Il n’y a pas la trace de l’émotion et de la sensibilité que l’on trouve dans la marine qui ouvre ce passage. A cet éblouissant tableau de Staël il manque la part d’humanité et c’est quelque chose que l’on fini toujours par remarquer.

DJLD, L’indispensable part d’humanité – au 30 12 17

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