La peinture sans filtre

Braque George, La cheminée, 1928, huile sur toile,130 x 74 cm,Zurich, Kunsthaus Vereinigung Zürcher Kunstfreunde

Braque George, La cheminée, 1928, huile sur toile,130 x 74 cm,Zurich, Kunsthaus Vereinigung Zürcher Kunstfreunde

Les droits de la peinture, j’en parle longuement dans un article du même nom, sont immémoriaux. En effet, quelque soit l’époque, le genre, le style et le motif, le tableau peut être apprécié comme un ensemble de surfaces colorées conjuguées dans un format donné. Jusqu’au début du XXe siècle, ces droits sont sinon méconnus, du moins pas franchement reconnus. Braque — le premier, en a revendiqué la priorité, établissant par là l’autonomie ou, plus exactement, la souveraineté de ce mode d’expression.

« Le peintre ne tâche pas de reconstituer une anecdote, mais de constituer un fait pictural. »
Georges Braque, Le jour et la nuit. Cahiers 1917-1952, Paris, Gallimard, 1973, p. 13

Bien avant que Braque n’ait affirmé ce concept, à l’époque même où la représentation avait un rôle important, lorsqu’il était question d’expliquer et d’illustrer les évangiles, de servir et de forger l’histoire, de représenter le monde réel ou encore de figurer de savantes métaphores, les peintres invétérés, ceux qui vivaient dans L’idéal de la peinture, étaient déjà en quête du fait pictural. En tout cas, à chaque fois et avant toute chose, ils cherchaient à sortir une toile susceptible de tenir sur la seule base de ses qualités formelles.

Chardin Jean Siméon, Nature morte avec théière, raisins, châtaignes et une poire, huile sur toile, 32,1 x 40 cm, Museum of Fine Arts Boston, Copyright de l'image ©Museum of Fine Arts Boston

Chardin Jean Siméon, Nature morte avec théière, raisins, châtaignes et une poire, huile sur toile, 32,1 x 40 cm, Museum of Fine Arts Boston, Copyright de l’image ©Museum of Fine Arts Boston

« L’humilité de Chardin implique moins une soumission au modèle qu’une destruction secrète de celui-ci au bénéfice de son tableau. (…) L’enfant du Dessinateur n’est pas plus attendrissant que la nature morte au pichet, et l’admirable bleu du tapis sur lequel il joue n’est pas vraiment soumis au réel : la Pourvoyeuse est un Braque génial, mais tout juste assez habillé pour tromper le spectateur… »
André Malraux, Les voix du silence, Gallimard, 1951

Un tableau n’a pas nécessairement à délivrer un message, à illustrer une époque… Il doit, dans tous les cas, pouvoir être considéré hors de son contexte, de son genre et de son (éventuel) sujet. C’est dans cette seule mesure que nous pouvons apprécier aussi bien une fresque de Giotto, une huile de Chardin ou une gouache de Bram Van Velde. J’ai déjà écrit cette phrase, je m’en souviens maintenant, mais c’est une réalité qu’il convient de souligner.
En revendiquant le fait pictural, Braque, le premier, libère officiellement les peintres de toute servitude, mais pour éprouver le postulat dans toute son étendue, une deuxième citation du maître s’impose :

« J’ai vu passer de grands oiseaux. De cette vision j’ai tiré des formes aériennes. Les oiseaux m’ont inspiré, je tente d’en extraire le meilleur profit pour mon dessin et ma peinture. Il me faut pourtant enfouir dans ma mémoire leur fonction naturelle d’oiseau. Le concept même après le choc de l’inspiration qui les a fait se lever dans mon esprit, ce concept doit s’effacer, s’abolir pour mieux dire, pour me rapprocher de ce qui me préoccupe essentiellement : la construction du fait pictural. »
Georges Braque, cité par André Verdet, Georges Braque, Genève, 1956, p. 10

Nombreux sont ceux qui ont mis leurs pas dans ceux de Braque. Cette idée d’une peinture pure, d’une peinture pour la peinture, d’une peinture-peinture comme on l’appelle parfois, semble maintenant bien ancrée et une quête sans fin et sans concession du phénomène plastique caractérise le travail du peintre avéré. Depuis l’annonce de cet artiste de légende, l’anecdote est exclue de la sphère artistique. En tout cas elle l’était jusqu’à ma fin du XXe siècle, quand la prégnance de la photographie et les nouvelles missions initiées par le critique d’art contemporain ont sonné la fin de la récréation.
On ne sait pas encore si, dans un avenir proche, la peinture peut retrouver toute sa place. Cependant, bien longtemps avant ce qui ressemble terriblement à un âge d’or, une époque qui a compté des géants comme Soutine, Bonnard, Picasso, Matisse, Braque, Staël, Bram van Velde… ni l’anecdote ni le détail n’ont pas empêché Bruegel ou Canaletto de concevoir l’œuvre achevée ou la totalité plastique.

Bruegel Pieter, Les chasseurs dans la neige, 1565, huile sur bois, 117 × 162 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Bruegel Pieter, Les chasseurs dans la neige, 1565, huile sur bois, 117 × 162 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Au regard du postulat, revendiqué par l’inventeur du cubisme dit synthétique, la phrase qui précède peut sembler paradoxale. Cependant, et pour n’évoquer que Pieter Bruegel l’ancien, au delà du récit et de la multiplicité des détails, ce dernier n’a-t-il pas réussi à déclencher ou enclencher le phénomène plastique dans chacune de ses toiles. Ainsi, dans Les chasseurs dans la neige, affiché plus haut, atteint-il à la totalité par ce grand contraste de clairs et de foncés clairement établit. Avec la même force, à la même hauteur, les rapports des chauds et des froids (ici les orangés et bleus imparfaitement complémentaires comme souvent en matière de peinture) participent à l’édification de cet irréductible ensemble.

Intercalons maintenant le théorème de Braque considéré dans ses ultimes conséquences, je pense précisément à cet extrait encore chaud de la dernière citation :

« Les oiseaux m’ont inspiré, je tente d’en extraire le meilleur profit pour mon dessin et ma peinture. Il me faut pourtant enfouir dans ma mémoire leur fonction naturelle d’oiseau »
Georges Braque, cité par André Verdet, Georges Braque, Genève, 1956, p. 10

Vis-à-vis de cette formule, et sans que cela ne constitue le moins du monde une critique, il semble bien que les chiens peints par Bruegel gardent tous leurs attributs canins.

Je me garderai bien de minimiser la contribution apportée au domaine pictural par Georges Braque, pourtant j’aimerais beaucoup étendre la notion de fait pictural aux époques précédant le XXe siècle.
Je ne pense pas qu’il s’agisse là d’un trait de génie, ni même d’une grande innovation, mais, à cet effet, je vais prendre un deuxième exemple. Un exemple peut-être plus approprié, mais, dans tous les cas, très différent de l’exemple précédent. Je vous propose ainsi une œuvre fameuse de l’illustre Vermeer intitulé La Dentellière. Je ne souhaite pas établir une hiérarchie au sein des peintres d’exception, je cherche une toile conçue bien avant la venue et la contribution de Braque, une toile où le sujet s’estompe ou se voile pour le plus grand bénéfice de la dimension plastique.

Vermeer Johannes, La Dentellière, vers 1669-1670, huile sur toile, 24 x 21 cm, Louvre, Paris

Vermeer Johannes, La Dentellière, vers 1669-1670, huile sur toile, 24 x 21 cm, Louvre, Paris

Comme la plupart des tableaux de Vermeer La dentellière est une œuvre essentielle, une œuvre susceptible de toucher l’humanité dans son ensemble, iconoclastes exceptés. Regardez attentivement la reproduction, le cas échéant, cliquez l’image pour l’agrandir. Elle illustre parfaitement tous les fondamentaux, les invariants, qui règlent la peinture.

Je pense à l’équilibre des masses claires et foncées, que ce soit dans leurs rapports entre elles ou/et dans leurs rapports aux limites de la toile. Je pense à la géométrisation de l’espace pictural, qui n’est pas ici une vaine formule. Nous sommes bien, en effet, face à un ensemble dont toutes les parties s’ordonnent avec la plus grande clarté. Il y a aussi et encore l’avènement de la lumière et la finesse de l’orchestration chromatique. En regardant La dentellière, il apparaît d’ailleurs très clairement que lumière et couleur sont liées, mais, le moment n’est pas encore venu de se colleter sérieusement avec les propriétés mentionnées. Ces propriétés seront amplement développées dans une rubrique ou un chapitre intitulé « Les fondamentaux plastiques ».

Parmi les peintres, toutes époques confondues, Johannes Vermeer est un élu, c’est l’évidence même. Dans la simple mesure où vous intéressez aux qualités particulières à la peinture, vous devriez constater que chez lui — comme chez Braque, Chardin ou encore Piero della Francesca — les objets et les êtres perdent leur identité au profit du mécanisme pictural.

Sans réellement exagérer, on pourrait convenir que la figure du tableau n’est qu’un prétexte ou l’est finalement devenu. En effet, La dentellière n’est plus vraiment en lien avec la réalité, elle peut-être consacrée comme composition de formes colorées. À l’instar de toiles plus récentes et vouées exclusivement aux propriétés de la discipline, elle est un objet pictural.

Braque Georges, Paysage avec charrue, huile sur toile

Braque n’a jamais conçu de toile abstraite ou, plus exactement, non figurative. Il trouve toujours la matière de ses œuvres dans le monde visible qu’il transpose ou recrée avec cette sensibilité qui lui est si particulière. Quand il peint ses oiseaux, ses barques ou ses charrues, il est sans doute plus éloigné, détaché, de sa source d’inspiration que l’on ne l’a jamais été avant lui. Son motif est entièrement plié à la logique picturale, jusqu’à l’effacement ou la complète transmutation.

Malgré tout et quelque soient les avancées liées au postulat de Braque et (d’une façon plus large) aux évolutions picturales du XXe siècle, ne peut-on pas estimer que le fait pictural est la prise, le butin, de tous les peintres d’exception, et cela bien sûr quelque soit l’époque considérée ? Ce point est important, si vous le ratifiez il autorise cette affirmation chère à la maison : en matière de peinture, la priorité doit être donnée à l’expression plastique. Si narration il y a, les qualités proprement esthétiques doivent la déborder ou, pour reprendre une fois encore la formule utilisée par Régis Debray, la « coiffer ». Ce parti nous dispensera d’insolubles débats avec ceux qui cherchent dans la peinture autre chose que la fraternité des couleurs, l’intensité, le contraste des formes et/ou des couleurs, l’articulation et la hiérarchisation des différentes parties du tableau, l’unité, l’étendue, la matière, la lumière et l’indispensable part d’humanité.

Apostille

Cette apostille ou, mais c’est moins rigolo, ce post-scriptum en deux points, est destiné aux lecteurs et aux lectrices soucieux des évolutions de cette publication.

En premier lieu donc, quand Braque employait l’expression anecdote, il l’utilisait vraisemblablement comme un terme générique. Il convient sans doute d’ajouter à ce terme, le message, la fresque historique, la description, l’allégorie… en gros la narration ou le discours. Cette précision, peut-être inutile, étant posée, voilà ce que je voulais confier aux lecteurs et lectrices attentionnés. Ce n’est pas seulement l’anecdote ou, plus largement, le récit qui peut nous détourner de la peinture considérée dans sa substance. Il existe aussi un certains nombre de poncifs ou de théories susceptibles de brouiller nos esprits fragiles et de nous éloigner des réalités du métier. Ces leurres feront l’objet du passage suivant.

Le passage en question aurait dû s’intituler La peinture nue, mais il sera titré provisoirement Pas de procédé en peinture. En effet, le simple mot nue dans le titre peut, par la faute des robots qui indexent les pages internet, me valoir des centaines de commentaires toxiques. J’en ai déjà fais la cruelle expérience en nommant un récent article L’aventure. Ce titrage m’a valu près de 1 000 commentaires indésirables. La série ne s’est pas interrompue une fois l’article renommé L’aventure en peinture… J’ai dû finalement rebaptiser ce texte L’appel du large (sans vouloir me vanter je trouve d’ailleurs ce titre excellent). Mais, revenons au passage finalement baptisé Pas de procédé en peinture. En théorie, c’est seulement après ce billet que la série des fondamentaux plastiques, évoquée dans les paragraphes précédents, sera développé. En théorie seulement, car dans l’immédiat tout se construit dans le désordre le plus complet. J’espère que vous excuserez l’humble gratte-papier que je suis pour ce grand, et je l’espère provisoire, brouillamini.

 
DJLD – La peinture sans filtre – 09-2021 – première mouture

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