La réalité de la peinture est complexe et vous seriez sans doute embarrassés d’avoir à trouver des règles de composition similaires dans des œuvres d’aspect très différent. Quelles concordances trouver, par exemple, entre une des toiles denses et foisonnantes du Greco, établissant des relations d’espace complexes, structurée par l’arabesque et les aplombs, et une des toiles grises de la dernière période de Rothko, où une ligne sépare deux surfaces monochromes de façon si aiguë que l’on ne pourrait rien déplacer sans tout détruire ?
En 1999, j’ai vu la grande exposition consacrée à Mark Rothko au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Contrairement à un public averti qui — quoiqu’il arrive — fait référence ici, je n’étais pas réellement emballé par les grandes compositions colorées du maître. Par contre, ses œuvres ultimes en noir et blanc m’ont fasciné. J’étais sous le choc et je suis resté longtemps à les regarder et à respirer comme un parfum d’absolu. N’oubliez pas que vous pouvez cliquez les reproductions pour les agrandir, je pense bien sûr tout particulièrement à la toile du Greco qui ouvre cet article, mais, sauf oubli de ma part, c’est vrai pour toutes les reproductions du site.
Il est malheureusement impossible de restituer l’émotion que ces toiles suscitent par le biais d’une reproduction. Comme elle dessert les Delacroix ou les Staël, la reproduction porte préjudice au Rothko que vous voyez plus haut. Je ne vais pas vous infliger systématiquement des remarques de ce type, cependant il est clair que la reproductibilité des œuvres peintes réclame un point particulier.
Mais, poursuivons et tentons de répondre à la question posée. Que vous ayez vu ou non la toile de Rothko dans sa réalité, vous m’objecterez sans doute qu’il n’est pas malin de comparer deux manières si singulières. Cette comparaison semble improbable, car si les deux compositions sont achevées, elles ne présentent pas de méthode d’élaboration commune. Cela prouve déjà que la réalité de l’œuvre picturale est difficile à circonscrire à l’aide de règles et qu’aucune de celles-ci ne constitue de solution universelle. C’est probablement vrai, mais si l’on croit à l’unité de la peinture il faut aller plus loin. Nous avons en effet projeté d’établir quelques-uns des principes qui règlent la grande peinture — la bonne peinture, la peinture tout simplement — et de relier par une même chaîne Rembrandt et Staël ou, comme c’est le cas maintenant, le Greco et Rothko. Cependant, en dehors du fait que chacune de ces deux toiles présente un juste rapport de toutes leurs surfaces, il semble impossible d’y trouver le moindre point commun. Alors, s’il n’existe pas vraiment de secret ou de règle absolue, il est cependant un point essentiel. Pour paraphraser Matisse, il faut — avant tout — considérer les rapports entre les différentes parties du tableau. C’est dans le juste rapport de tous les éléments de la toile que nous trouverons le principe irréductible de la composition.
« La peinture, comme le dessin, vit de rapports, n’envisagez jamais une partie isolée du tout. »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p. 101
Que la composition soit riche, complexe ou qu’elle paraisse d’une extrême simplicité, ce principe est difficile à honorer. Vous ne serez peut-être pas convaincus immédiatement, mais le Paysage de Staël, proposé maintenant, illustre parfaitement cette règle et ses difficultés. Regardez-le, regardez-le encore, laissez-le maintenant et regardez-le un peu plus tard comme par inadvertance… Ne l’avez-vous pas déjà en tête ? Ne l’aimez-vous pas finalement ? Cette inclinaison, cette appétence, ne fera que s’accentuer même si vous y revenez mille fois.
« (…) comme tout se passe sur la toile qui exige d’être composée, bah la forme tant que les rapports n’y sont pas cela n’existe pas (…) »
Nicolas de Staël, Lettre à Roger Van Gindertael, 27 juillet 1950
Face à la toile
Dans le cadre d’une pratique exigeante, on finit par admettre qu’une composition qui fonctionne réclame de la persévérance et souvent des tentatives répétées et distinctes. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le peintre reprend parfois une composition de l’un de ses illustres prédécesseurs. Il existe bien sûr des appuis et la plupart des règles mentionnées dans Les règles bien connues de la composition peuvent être utilisées et combinées. Vous pouvez structurer votre travail par le triangle, la diagonale, les lignes directrices, les aplombs, les circuits lumineux ou l’arabesque. Un peu à la manière rapportée dans L’appel du large, vous pouvez aussi tenter d’ajuster la totalité des plans colorés dans un mouvement continu et sans grille préalable. Pourquoi non plus, dans une optique cette fois « très contemporaine », aller au chaos ou partir du chaos avant de reconstruire ou de construire.
Dans tous les cas, il vous faut avant tout, mettre en jeu l’ensemble de la composition. Ne tardez pas à couvrir toute la toile et s’il demeurait des zones non peintes, elles appartiennent en tant que telles à la composition. C’est en considérant la toile dans sa totalité que le travail de la composition prend tout son sens. Si la composition fonctionne, si l’arrangement est « trouvé », le tableau existe, l’ensemble peut se déployer et rayonner. L’ensemble, l’intensité, l’étendue, l’accord coloré, la modulation de la lumière… ces fondamentaux qui font l’unité de la peinture à travers les siècles, ces constantes que nous allons chercher dans la diversité des œuvres, n’ont pas la moindre chance de se manifester sans le moyen de la composition.
« (…) c’est seulement par la composition qu’est garantie l’authenticité de notre métier. Dans l’ignorance de la composition nul n’a jamais pu accomplir une œuvre de quelque profondeur. »
Plin Roger, Dessin Etudes, Notices techniques, D.I.N.T.
Quand on tient la composition !
Quand tous les éléments de la conception sont en place, liés, presque indissociables, quand ils s’inscrivent dans le format : la composition fonctionne. Si vous tenez la composition, votre conception à toutes les chances d’exister et de consister. Elle peut être décliné dans des différentes techniques. Il est possible de passer du figuratif au non figuratif ou inversement, le format lui-même peut-être modifié. Pour un peu, on pourrait considérer que « ça va marcher à tous les coups », même si à chaque fois il faut parvenir à une totalité nouvelle, spécifique finalement… ce qui n’est pas vraiment, ce qui n’est jamais de la tarte.
En matière d’arts plastiques, la composition est finalement la seule chose qui compte vraiment.
Alors, si dans votre vie entière vous élaborez une cinquantaine de compositions originales qui fonctionnent, vous êtes un héros. Et, si vous restez méconnu, vous illustrerez à la perfection, vous donnerez tout son sens, à une des célèbres formules de Degas : « Je voulais être illustre et inconnu ».
DJLD, Le principe irréductible de la composition – au 15 11 19
Merci beaucoup de publier ces superbes articles que je lis toujours avec un énorme intérêt . Grâce à cette lecture je regarde la peinture autrement et je pense que commence à mieux comprendre.