6.b1 La clé du tableau
Par la composition, il s’agit d’établir les rapports de position, de taille, de forme, de valeur et de couleur, entre les différentes parties d’un tableau ou, pour le dire autrement, de déterminer et d’agencer les différents éléments formels qui s’inscrivent dans la surface de la toile :
« Si on analyse bien la voie qu’a suivie le maître, on s’aperçoit qu’il n’a pas été dirigé par l’intention d’imiter la réalité et que les détails ne sont pas à comprendre en fonction des éléments de la nature comme une copie doit l’être par référence à son modèle. Ils ne sont que le dernier degré d’application des rapports plastiques et graphiques qui règnent sur l’ensemble ; et ils sont moins destinés, par conséquent, à évoquer la réalité, qu’à poursuivre le plus loin possible à l’intérieur de la toile le jeu harmonieux de correspondances et de combinaisons par lequel le sens de cette toile est défini beaucoup plus qu’il ne l’est par le sujet lui-même. »
Plin Roger, Nature morte et paysage, D.I.N.T
Roger Plin fait ici référence au travail de Poussin et exprime parfaitement l’idée et l’importance de la composition. L’œuvre se joue dans l’arrangement des éléments qui la constituent et non dans ces éléments considérés séparément. Aussi bien que dans une œuvre de Poussin, on le constatera dans l’œuvre de Staël qui ouvre cet article, même si la reproduction des toiles de Staêl est particulièrement délicate.
La composition s’inscrit dans des dimensions précises, il est donc juste d’écrire que le choix d’un format et son utilisation participe de la composition. Cependant une composition peut être reportée dans différents formats : si vous passez d’une toile de 60 x 120 cm à une toile de 81 x 100 cm, rien ne vous interdit d’étirer vos figures, mais d’en garder l’agencement et la coloration. C’est pourquoi la composition peut être considérée indépendamment du format, quand bien même elle doit s’y soumettre ou s’y plier. Chaque œuvres est élaborée sur la base d’un format spécifique, mais — pour peu que la toile fonctionne, il est souvent possible d’en transposer la mécanique dans un format différent.
Nous pourrions comparer la composition à une structure ou à une grille, et, de façon moins littérale, à une clé. En effet, c’est dans la composition que le tableau trouvera sa logique et son autonomie. Pas de d’huile ou de dessin qui existe, tant que la composition n’est pas « trouvée ». Si décidément elle ne fonctionne pas, quand bien même l’esquisse que vous avez en tête semble déchirer, inutile d’insister. Vous risquez de perdre un temps fou, de reprendre mille fois votre toile, de vous enliser. Il vous faut chercher quelque chose d’autre, un autre arrangement. Il est vrai que l’exercice est difficile. Sans vouloir être désobligeant, il ne peut être ramené au cadrage photographique ou à la mise en place de personnages dans une case de BD.
Lues avec un peu d’attention, ces quelques lignes de Rémy Aron sont susceptibles de distinguer les enjeux du peintre en matière de composition :
« Car pour nous les artistes de la plastique, notre langage n’est pas celui des choses nommées et séparées, celui du discours, mais bien plutôt celui des formes qui agissent et interagissent ensemble pour révéler la cohérence du tableau dans l’unité du tout et des parties. »
Mémoire et rêve, un texte de Rémy Aron
6.b2 Comme la musique
La nature de ces deux activités est différente, mais en matière de composition, un parallèle avec la musique semble approprié. Musique et peinture ont des liens, des similitudes, une proximité… Vous aimez les deux disciplines, suivez Klee ou Kandinsky. Ce dernier, dans un ouvrage désormais légendaire ― Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, fait de multiples références à la musique. Qu’il s’agisse de « composition mélodique » ou de « composition symphonique », il est bien question de peinture et « Entre ces deux groupes principaux (…) on trouve nécessairement le principe mélodique. »
Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Médiations, Denoël, 1967 (1912), p. 179
Comme je l’ai d’ailleurs lu plusieurs fois, la peinture est un art de compositeur. En peinture comme en musique, la composition tient, vit et s’élève, par un ensemble d’accords, qu’ils soient éclatants ou retenus — presque ténus, il s’agit à chaque fois de trouver le ton juste sans perdre l’ensemble. Dans la recherche de cet arrangement, un travail machinal et répétitif est exclu. Il ne s’agit pas, en effet, d’une activité ordinaire, cette orchestration appelle la tension et l’émotion… Nous en reparlerons. Mais, prolongeons ce petit parallèle avec la musique en mentionnant cette scansion, ce rythme intérieur, ce groove pourquoi pas, qui anime le peintre en action.
6.b3 Les règles bien connues de la composition
Qu’elle paraisse fruste ou complexe, retenue ou impétueuse, aboutir une composition n’est pas une mince affaire. Ainsi, il ne manque pas d’ouvrages ayant pour seul objet de définir les règles de la composition. Ce sujet a fasciné de nombreux auteurs et certains l’ont développé de façon claire et détaillée. Il est donc facile d’obtenir des informations précises sur le rôle du nombre d’or, la règle des tiers, la pyramide, le centre, l’utilisation de la diagonale, des obliques et de l’arabesque dans la conception des œuvres peintes.
A titre personnel, je me suis pris la tête avec la théorie du nombre d’or à plusieurs reprises et rien que d’y penser elle me chauffe encore. De ces tentatives, j’ai retenu l’idée d’un « rectangle harmonique » déduit de formes réputées parfaites (le cercle et le carré) et présentant le rapport de proportionnalité de 1,618. Ce célèbre quotient de 1,618 est bien utilisé dans le cadre de la norme internationale ISO 216, qui détermine les formats de papier allant du A0 au A10, en passant par l’indispensable A4. Cependant, le rapport entre le grand et le petit côté des châssis vendus aux peintres ne correspond pas au nombre d’or. Ainsi un 40 Figure mesure 100 x 81 et son ratio n’est que de 1,2345679, quant au 60 Paysage, par exemple, il mesure 130 x 89 et le ratio est cette fois de 1,4606741. Il est vrai que cette constatation ne permet pas de préjuger du rôle de « la divine proportion » car la notion est complexe et le fait de ne pas partir sur un « rectangle d’or » n’exclue pas nécessairement l’utilisation de cette théorie esthétique.
Des peintres, nombreux selon certaines sources, se sont appuyés sur cette arithmétique. Certains artistes l’on fait en toute conscience, quand d’autres y auraient abouti spontanément. Le tout puissant soit remercié, cette règle ne préjuge pas de la qualité du travail des peintres. Je ne tenterais pas la démonstration, d’ailleurs impossible, du bien fondé de cette affirmation, mais j’aimerai l’illustrer, lui donner une réalité. Dans cette optique, je vais solliciter Seurat, un peintre connu pour s’être appuyé sur le nombre d’or.
En 1991, à l’occasion du centenaire de la mort de Georges Seurat, une grande rétrospective a eue lieu aux Galeries nationales du Grand Palais. J’ai fais la visite avec quelques-uns de mes ex-condisciples et je garde en mémoire la peinture de Seurat telle que nous l’avons vu ce jour là, dans ses qualités et sa singularité. C’est Baudelaire qui a raison quand il avance, en 1846, que la bonne peinture s’inscrit « dans le registre des souvenirs ». Mais, restons dans la salle d’exposition : sans nous concerter nous sommes tous retrouvés, fascinés, devant les petits formats du maître. Cet engouement dépasse bien sûr le cadre de ma petite confrérie. Tous les fondus de peinture chérissent les dessins et les petites huiles de Seurat et les préfèrent souvent à ses grands formats, comme Le Cirque ou Une Baignade, Asnières, qui portent pourtant le sceau du nombre mythique. Je ne prétends pas, bien sûr, que Le Cirque ou Une Baignade, Asnières sont des toiles sans intérêt, je dis qu’au regard de l’histoire entière de la peinture les petites huiles de Seurat sont des œuvres extraordinaires.
Nettement moins fantasmatique que le nombre d’or, une deuxième méthode est connu pour concourir à un bon ordonnancement des éléments du tableau, il s’agit de la règle des tiers. Les cotés du tableau étant divisés par tiers, on obtient les lignes de force naturelles. A chaque intersection de ces dernières, se trouvent les points de force naturels. Nous voici donc équipés d’une grille virtuelle susceptible de nous aider à construire notre toile. Nous y ajouterons les diagonales du format. Les peintres se sont appuyés sur ce type de grille, que l’on nomme alors un tracé régulateur.
Prenons en exemple deux compositions achevées : Le concert champêtre du Titien, intégré ici, ou Les femmes d’Alger de Delacroix, reproduit dans Le temps, la durée. Dans les deux cas, on discerne bien le tracé régulateur et l’utilisation des diagonales est particulièrement flagrante. En observant mieux, on remarque que le peintre n’est pas prisonnier de cette structure linéaire, que les correspondances avec celle-ci sont parfois approximatives ou plus exactement qu’il existe des décalages. En effet, si le dessin ne décroche jamais du tracé régulateur la composition ne sera-t-elle pas statique et fermée ? Une composition entièrement cadenassée par un tracé régulateur a-t-elle d’ailleurs la moindre chance d’exister ?
Toujours dans Le concert champêtre du Titien, on voit qu’il est possible aussi prendre appui sur le centre du tableau où convergent les diagonales, étant entendu qu’il vaut mieux éviter le centre géométrique exact.
L’ennui menace, mais nous sommes sans doute d’accord, toutes ces règles de composition ont une réalité et sont parfois tangibles. Il en existe d’autres, comme La porte d’harmonie, que n’avons pas abordée. Il ne s’agit pas ici de mettre en cause ces principes, de tenter de les disqualifier, mais peut-on dire qu’ils constituent en eux-mêmes autant de solutions universelles ? En tout cas les peintres qui font référence ici, les membres de La liste, ne se soient pas bousculés pour faire la promotion de ces règles légendaires et, il semble, qu’ils les aient rarement tenues pour des recettes infaillibles.
« Quant au sens de la composition, ce n’est pas une règle à calcul et un livre sur le nombre d’or qui vous la donneront. »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p. 53
Cette réserve étant faite, ajoutons encore à notre panoplie quelques méthodes dont l’emploi est fréquent. Tout d’abord, les lignes de force que le peintre détermine lui-même. De manière à les distinguer des lignes de forces naturelles ou préexistantes, nous les nommerons lignes directrices. Il peut s’agir d’orthogonales, d’obliques ou d’ellipses. Le peintre peut jouer sur l’interdépendance ou l’opposition de ces lignes directrices : complémentarité des verticales et des horizontales, opposition d’orthogonales et d’obliques, combinaison de courbes et de droites. Dans le même ordre d’idée, il peut encore utiliser l’arabesque. Elle est différente du segment de courbe ou de l’ellipse, c’est une sinusoïdale, qui peut courir sur l’ensemble de la toile et en relier les éléments les plus éloignés. Pour illustrer le principe de l’arabesque, parfois appelée l’arabesque expressive, je vous propose un Combat de taureaux peint par Picasso.
A l’époque où je commençais à peindre et à écumer les musées je manquais de repères sur les règles utilisées pour composer. Je doutais, tout juste si je n’imaginai pas qu’il me manquait un bras. Ne développez pas ce genre de complexe, car aucune de ces règles ne peut garantir, à elle seule, par elle-même, la réussite du tableau.
Si vous ne deviez retenir qu’une seule chose, de tout ce qui vient d’être brièvement rapporté, considérez que le peintre cherche des alignements, des axes et des aplombs. Les principes qui viennent d’être évoqués ont bien sûr une pertinence, mais ne nous laissons pas mystifier. D’une certaine manière, tous les moyens sont bons pour charpenter une composition.
Vous devriez le constater en observant Dans le parc du château noir de Cézanne, sans qu’il soit nécessaire de lui superposer un réseau d’aides visuelles rouges ou bleues.
Pour souligner l’importance des aplombs et de l’assise et du tableau, je vous propose encore La plage de Trouville d’Eugène Boudin.
Dans les deux cas il s’agit de paysages et vous pensez que la représentation de l’existant, le travail sur le motif, ne relève pas à proprement parler de la composition. C’est vrai, cependant les artistes de cette étoffe ne copient pas la nature, ils s’en inspirent, la transforment, la transposent et plient tous les éléments de leur toile à la composition. Ne dit-t-on pas d’un paysage ou d’un intérieur qu’il est bien (ou mal) composé ?
6.b4 La distribution de la lumière
Nous allons faire maintenant l’impasse sur la couleur et considérer uniquement le noir et blanc, c’est-à-dire traiter de la composition en valeurs, au sens strict de l’expression. Les rapports colorés, s’ils participent bien de la composition, méritent un point particulier. La composition en valeurs peut être définie simplement comme une répartition et un ajustement des surfaces claires et foncées. Il peut s’agir de peinture comme de dessin, nous avons d’ailleurs lié ces deux pratiques dans un billet intitulé Le noir ou la couleur ? Les travaux préparatoires de peintres comme David, Poussin ou Ingres, leurs lavis notamment — ces dessins à l’encre, constituent de magnifiques exemples de compositions. Voyez cette répartition des clairs et des foncés, souvent en correspondance avec l’orientation et la distribution de la lumière. En ce sens, La lumière est considérée comme un moyen de composition à part entière. Elle peut déterminer la valeur des surfaces, du noir au blanc, et leur agencement.
Roger Plin, cet ancien et redoutable professeur des Beaux arts, encourageait ses élèves à établir des zones de contraste et de transition et à dégager des circuits lumineux susceptibles de structurer le dessin. L’idée toute entière de la composition peut tenir dans cette approche. Nous ne manquerons donc pas d’ajouter La lumière à cette liste déjà riche, que j’ai intitulée Les règles bien connues de la composition. Elle en constitue sans doute un des points essentiels. Cependant, si la lumière n’est jamais absente d’une composition en valeur ou en couleur, elle n’est pas toujours utilisée pour structurer la toile et en agencer les surfaces. Le moment n’est pas encore venu de développer ce point, un article spécifique sera consacré à La lumière.
DJLD, 6.b Les règles bien connues de la composition au 28 11 17
Plutôt que « participer de la composition » je dirais que le format contraint la composition. Son importance est telle que cette contrainte fait toute la différence entre les peintres du « all over » où les éléments de la peinture peuvent s’étirer à l’infini, dans un espace sans limite , et le tableau où les rapports entretiennent des rapports d’énergie, des rapports nommés par le peintre que le regardeur attentif peut découvrir avec délectation lorsqu’ils captent le vivant. Mais ce n’est pas une condition suffisante évidemment de bien composer ! Avez-vous remarqué combien de tableaux bien composés sont matière morte ?
Là nous touchons le désespoir du peintre, cette quête qui le met en mouvement. Quête sans fin…la chaîne et la passion des peintres !
A mon sens, le format ne contraint pas fatalement la composition, puisqu’une même composition (considérée dans sa logique, dans sa mécanique si l’on veut) peut être reprise dans des formats différents. La composition est une clé, la clé. Elle s’inscrit bien sûr dans un format. On ne peut pas faire n’importe quoi, passer d’une toile ronde à une toile triangulaire, mais rien n’empêche d’allonger ses figures. Il est possible ainsi de transposer une composition qui fonctionne d’un 40 Marine (100 x 65) à un 40 Figure (100 x 81), et, évidemment, d’un 40 Figure à un 120 Figure. Il n’est pas facile pour autant d’arriver à l’ensemble, à la totalité. Même si elle s’appuie sur la même composition, la toile est à chaque fois spécifique. Par rapport à cette histoire de format et pour prendre un exemple d’actualité, je pensais aux différentes versions du Christ chassant les marchands du temple du Greco, le format change, même les proportions changent (ce n’est pas seulement plus petit ou plus grand), la composition demeure.
Sinon on est complètement d’accord sur l’importance du format:
http://sur-la-peinture.com/le-format-du-tableau/
Bonjour,
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre site sur l’histoire de l’art et les analyses de tableaux. Très documenté et bien commenté et illustré.
Je suis également un passionné d’art, peintre et chercheur, je voulais vous proposer la lecture de mon propre site, résultat de 22 années de recherches et dont le sujet est la composition picturale et l’analyse de tableaux. Un autre sujet remet en question les connaissances sur la perspective, avec la ”perspective narrative”. Grace à la méthode de l’archéologie picturale j’ai retrouvé comment les peintres composaient secrétement leurs œuvres avec des règles et des techniques visibles et vérifiables par tous, preuves à l’appui.
Si cela vous convient je serais ravi d’avoir votre avis et éventuellement d’échanger sur les points qui vous intéressent.
Voici l’adresse de mon site : https://www.composition-picturale.com
Bien à vous.
Guy Mauchamp
Analyse intéressante, très pédagogique par sa simplicité, sa vérité et sa facilité à comprendre en utilisant des oeuvres de maîtres en appui.
Je m’en suis inspirée pour mon enseignement en arts aux jeunes du secondaire.
J’espère que vous ne m’en voudrez pas… Ce n’est pas pour imprimer.
C’est un cours magistral seulement.