Après le passage consacré aux règles biens connues de la composition, il semble intéressant d’évoquer la photographie. Par comparaison la photographie nous permettra de mieux comprendre la peinture. Les photographes et les cinéastes se sont nourris et se nourrissent encore aujourd’hui du travail des peintres. Même s’il est susceptible de procéder à des arrangements et parfois à de véritables installations avant d’appuyer sur le déclencheur, le photographe doit finalement faire avec ce qu’il a dans le viseur. A un moment donné, rien ne peut changer le contenu de sa capture. La qualité, la force, de sa photo dépendra pour une part du cadrage. Dans ce contexte, l’utilisation de la règle des tiers est appropriée. Cette règle, que l’on présente souvent à tort comme une adaptation sommaire du nombre d’or, se rapporte davantage à la prise de vue qu’à la composition picturale. En matière de peinture, les correspondances que l’on peut relever avec les lignes de force naturelles restent parfois approximatives.
D’un coup, je le sens, l’ennui menace : ami-e lecteur, soyez persévérant-e, car de ces notions qui commencent insensiblement à vous endormir, j’espère bien tirer quelque réflexion intéressante.
Le photographe donc, est fondé à s’appuyer sur des lignes et des points de force naturels, mais il n’en est pourtant pas prisonnier. Il peut choisir et retenir les lignes qui guideront son cadrage. Ces lignes peuvent être orthogonales, obliques ou, pourquoi pas, courbes. Il peut même les combiner et, dans un registre voisin, tirer partie de l’arabesque. Cependant, il est indispensable que toutes ces lignes préexistent dans l’image que le photographe va fixer. Il ne peut les diriger et encore moins les inventer.
Seul le peintre peut créer les éléments de la composition et, dans le même temps, inventer la structure qui les ordonne. C’est pourquoi, avec le musicien, il est le créateur. J’entends l’artiste numérique pester et revendiquer le titre. L’artiste numérique combine et superpose des éléments — pour la plupart — préexistants : typographies, matières, textures, éléments détourés. Il pratique un genre de collage. Seul le peintre construit et soumet, dans un même temps, tous les éléments de sa composition. Il est certes difficile d’ignorer que l’on fait maintenant de la peinture à l’écran, mais la conduite du travail — notamment la relation de l’artiste à l’espace qui l’englobe — est totalement différente. De plus le micro ordinateur, ne serait-ce qu’avec les filtres et les nombreux niveaux d’annulation qu’il offre, est un outil très docile.
Pour l’instant, La peinture qui rit de se voir si belle dans son miroir ne peut donner une réponse plus nuancée à la candidature de l’artiste numérique. Il sera sans doute plus significatif de risquer un parallèle entre la peinture de chevalet et la peinture numérique dans un point du sommaire qui devrait s’intituler Face à la toile.
Il existe, en réalité, un phénomène plus préoccupant, quelque chose qui chiffonne déjà ou qui ne tardera pas à chiffonner tous les férus de peinture. Je pense à l’emprise de la photographie dans l’art contemporain. On me l’a soufflé à plusieurs reprises, mais je n’en ai pris conscience que très récemment : dans la famille des artistes postmoderne, il est souvent question du conceptuel, en réalité c’est le photographe qui règne. Cette suprématie n’est pas sans conséquences. La gloire du photographe est une source de confusion, un genre de préjudice, pour l’univers des taches colorées.
Fascinés par la lumière qui enveloppe le photographe, certains de nos contemporains qui utilisent les matériaux de la peinture, entreprennent de le concurrencer. On se croirait parfois revenu au temps des « petits maîtres » appliqués à calquer, cheveux par cheveux ou feuille par feuille, des fragments de réalité.
« Le « petit maître » peignait avec une méticulosité et un soin de bigot, sans autre souci en tête que de faire ressemblant, de faire mieux même que ne le ferait aujourd’hui la photographie »
Vermeer, Sa vie son art, les chefs-d’œuvre, Introduction de Giuseppe Ungaretti, Les Classiques de l’art, Flammarion, p 11-12
Cette tendance qui consiste à imiter la réalité ou plus exactement à rivaliser avec la réalité est ratifiée par une part non négligeable de nos contemporains, c’est là qu’on pleure. Le plus court chemin pour vérifier ce diagnostic est d’aller sur le site Instagram. Quand vous saisissez #peinture ou #dessin dans le champ de recherche, toutes les peintures ou les dessins récemment ajoutés à ce réseau s’affichent. Vous verrez alors — c’est en tout cas ce que j’ai souvent vu — que les adeptes d’Instagram plébiscitent les travaux de tendance photographique, c’est-à-dire couronnent l’illusionniste. Le malentendu, qui a parfois lié la peinture à la photographie, semble revitalisé. Picasso, Klee, Staël, Giacometti, Bram van Velde, Rothko et tous leurs illustres prédécesseurs doivent se retourner dans leurs tombes.
Le programme du peintre n’est pas, et n’a jamais été, la copie du monde réel ou même d’un monde imaginaire. Par le passé, la société lui a effectivement confié ce type de mission. Cependant, s’il ne l’a pas ouvertement refusée, s’il s’en est même apparemment acquitté, notre champion avait d’autres ambitions.
Selon une stratégie chère à cette étude, je m’appuie sur l’œuvre des peintres des peintres — ces figures tutélaires qui ont accordé une entière priorité à l’expression plastique — pour l’affirmer. Ce n’est pas la ressemblance qui prime… Non ! Ce qui compte c’est l’inscription dans le format, le rapport des surfaces colorées, l’étendue et la respiration de la toile, et, finalement, la totalité plastique ainsi constituée.
Parvenus à ce point de mon laïus, vous avez déjà pu observer la reproduction d’une toile de Modigliani et celle d’un Bonnard. Si je ne sors que ces deux califes de ma manche, il est clair, presque trop évident, qu’un rapprochement de la peinture et de la photographie est une aberration, un genre de non-sens. La maison ne reculant jamais devant la difficulté, j’opte donc pour une période où la recherche de la vraisemblance semble plus clairement marquée. C’est maintenant un Titien que je sors de ma manche.
Voici Charles Quint à cheval à Mühlberg, un tableau du Titien composé en 1548. Quand ce cycle est abordé dans les livres d’histoire de l’art, le tableau est le plus souvent présenté comme une fenêtre ouverte sur le monde. Vous le savez sans doute, c’est l’expression consacrée dès que la renaissance est évoquée. Le principal souci des peintres de cette période aurait donc été de reproduire la réalité à s’y méprendre… C’est là qu’on en revient à la photographie.
J’ai lu parfois que le Titien avait ouvert la voie au baroque. À mon sens cela n’a rien de flagrant et surtout cela ne doit pas compliquer ou fausser la théorie que j’ai l’ambition, toujours renouvelée, de retoquer. Si le Titien est bien un artiste de la haute renaissance, il aura sans aucun doute rêvé de faire mieux, de « faire plus vrai que la nature », pour reprendre une formule du légendaire Alberti.
D’accord, mais regardons plus attentivement la reproduction. Je n’ai pas la prétention d’entreprendre une analyse exhaustive, j’aimerais simplement parvenir à illustrer l’idée suivante : ce n’est pas la volonté de décrire ou de dépeindre qui motive le maître, non ce qui le motive, le taraude, c’est essentiellement la modulation de la couleur et de la lumière sur une surface plane et dans un format donné.
Dans Charles Quint à cheval à Mühlberg, le rendu des arbres et de la prairie peut-il être considéré comme photographique ? Peut-on y voir une volonté de calquer précisément la réalité ? Au contraire, la végétation n’est-elle pas simplifiée ? Les détails ne sont-ils pas dominés et réduits de manière à dessiner une surface unie et plutôt sombre où se détache le cavalier ?
Les nuages noirs sont-ils tout à fait vraisemblables en tant que nuages noirs ? Ne s’inscrivent-ils pas de facto dans une logique picturale ? En premier lieu, ne ramènent-ils pas le ciel au plan ? En effet, sans ces zones très sombres, le ciel basculerait entièrement vers les lointains et se désolidarisait des premiers plans. Ces nuages noirs ne sont-ils pas indispensables aussi à la circulation des foncés, à la cohérence même de cet ensemble de valeurs sombres qui fait un magnifique contraste avec les zones claires du tableau. A cet égard, voyez la forte opposition qui se construit entre le noir des nuages et les zones les plus lumineuses du ciel. Cependant, la partie la plus claire du tableau est ailleurs. Le point le plus blanc c’est le col du cavalier. Rehaussé par les zones sombres, il met l’accent sur ce dernier. Il ne s’agit pas d’une cartographie inhérente à la réalité, du résultat d’une orientation « naturelle » de la lumière, mais bien du choix du peintre, qui amène ainsi Le parti du tableau.
Puisqu’il est question des moyens de la peinture, la couleur est naturellement au programme. Négliger ou perdre la couleur, même au profit de la lumière, ce n’est évidemment pas le genre du Titien. Observez le rouge qui teinte la selle, les panaches et l’écharpe, on le retrouve en quantité importante dans l’herbe. Plutôt qu’un ingrédient réaliste, on peut sans doute y voir un symbole : la puissance ou plutôt le sang versé, son ombre portée. Mais ce rouge qui se diffuse renvoie aussi à une loi intemporelle de la peinture : une couleur ne doit pas être isolée, on doit la retrouver, ne serait-ce que sous la forme d’échos, dans d’autres parties du tableau. D’une manière globale, le rouge est plus saturé, le vert présente des surfaces plus importantes, et les deux tons s’équilibrent en un beau contraste de complémentaires.
Quelle belle occasion de relever — et cela n’a rien d’un scoop, que les peintres n’ont pas attendu les théories de Chevreul pour utiliser et rapprocher des couleurs complémentaires. À l’instar de Max Doener, mieux vaut parler d’ailleurs de couleurs « imparfaitement complémentaires ». En effet, qu’elles soient mélangées sur la palette ou à même la toile, les couleurs sont modulées et il est difficile de trouver dans les tableaux des couleurs diamétralement opposés, c’est-à-dire espacées de 180° sur le cercle chromatique. Pour parler cuisine, on citera les néo-impressionnistes et plus précisément les divisionnistes. Le divisionnisme peut-être défini par la division des teintes en points de couleurs pures qui interagissent optiquement. Cependant, même purs, non mixés, il faut déjà savoir de quels pigments on parle, car le vert de cadmium n’est pas le vert de chrome et le rouge vermillon n’est pas la laque de Garance. De plus, il faut considérer que la teinte de nombreux pigments est difficilement reproductible. Selon Marcel Reynaud, gérant des couleurs Leroux, la reproduction des couleurs à l’huile, en l’occurrence des nuanciers Leroux, fût une entreprise difficile, un véritable défi pour l’imprimeur.
Cela n’a rien d’étonnant, car les pigments utilisés pour la peinture à l’huile n’appartiennent ni à l’espace des couleurs imprimables — composées sur une base Cyan, Magenta, Jaune et Noir — ni à celui des couleurs vidéo — générées par l’addition du Rouge, du Vert et du Bleu. Alors comment situer les couleurs d’une palette sur le fameux, le quasi fantasmatique cercle chromatique, quand il se matérialise le plus souvent sur un écran ou un document imprimé ?
On pensera probablement à Delaunay, un peintre du XXe siècle qui avait pour référence et pour source d’inspiration le cercle mythique. Cependant, à l’exception des toiles de ce dernier, c’est de manière (très) approximative que l’on peut situer les tons des peintres sur le cercle chromatique. Je suis bien conscient que, rapportés aux innombrables textes qui célèbrent les couleurs complémentaires, ces propos relèvent de la diffamation. Avant de m’accabler, tentez de situer les couleurs du Titien, notamment les verts et les rouges, sur le cercle chromatique affiché un peu plus haut… Et puis, les peintres qui travaillent ou auraient travaillé avec pour uniques couleurs un jaune, un cyan et un rouge sont plutôt rares. Et dans ce cas encore, de quels pigments parle-t-on exactement ? Prenons le jaune : est-ce un jaune de cadmium, un jaune de chrome ou encore un jaune de Naples ? On le constate, si l’on observe alternativement le cercle des couleurs et la palette d’un peintre, le rapport concret, étroit, entre ce cercle et la pratique de la peinture est difficile à établir.
Après cette digression, qui devrait être remaniée et trouver sa place définitive dans un billet titré L’accord coloré, revenons séance tenante au vert et au rouge « imparfaitement complémentaires » de la toile du Titien. Rehaussé par le vert, le rouge est prégnant et dense, mais il ne risque pas de décrocher, c’est-à-dire de se désolidariser de l’ensemble. La propagation du rouge dans les zones vertes de la prairie l’en aurait de toute façon empêché. La volonté d’unifier du Titien est sans faille. Alors, si l’on se fie à la reproduction — et tous les tableaux du maître que j’ai vu de mes yeux m’y encouragent — entre les deux couleurs et, d’une manière générale entre tous les tons de la toile, l’accord est parfait.
Le monde visible a édifié et nourri le peintre en formation et a souvent constitué une source d’inspiration pour le peintre aguerri. Cependant, la réalité est toujours interprétée, transposée, recréée, et c’est un autre monde que l’artiste nous offre. Dans le cadre de cette thématique, on retiendra essentiellement qu’il ne doit pas être nécessaire de comparer cet autre monde au paysage ou aux personnages qui l’ont inspiré. Ce point est très important.
« La nature est une chose, la peinture en est une autre, et elles n’ont que peu de rapports communs. Il n’est pas question de décrire le monde mais de le recréer selon des normes nouvelles. »
Bissière Roger, T’en fais pas la Marie, écrits sur la peinture 1945-1964, Le temps qu’il fait, 1994, p 113-114
Que dire d’autre ? Après une telle citation les faits semblent avérés. Pourtant est-il évident, pour chacun d’entre nous, d’apprécier la peinture pour elle-même, la peinture en elle même ? Cela n’a rien d’inné d’apprécier l’orchestration de surfaces colorées dans un format donné. Je fanfaronne aujourd’hui, mais, si cette discipline ne m’avait pas été révélée dans ses enjeux et ses qualités, il est probable qu’un trompe-l’œil bien amené me laisserait encore pantois, presque pétri d’admiration.
Pourtant, comment confondre — en 2017 — un tableau avec une habile copie de la réalité ? Dès la fin du XIXe siècle — pour ne se référer qu’au plus manifeste, au plus parlant, avec Monet, Cézanne, Van Gogh, Matisse… il est devenu difficile de réduire la peinture à un tour de passe-passe. Quand Braque théorise « le fait pictural », un postulat qui sera abordé dans un article du même nom, il n’ouvre pas une ère nouvelle, il proclame et confirme le primat des moyens spécifiques de la peinture, c’est-à-dire la souveraineté de la discipline. Le salon de Braque, reproduit un peu plus haut, est l’exemple parfait d’une toile qu’il n’est pas nécessaire de rapporter à la réalité. Dans une exigence constante de cohésion, les éléments inspirés par le monde visible ont été totalement pliés à la composition. Ils sont devenus improbables comme fragments de réalité, mais parfaitement agencés en tant que surfaces colorées. Ainsi le grand clair de la fenêtre ouvre la toile, quand le noir de la nappe prolongé par celui des plinthes, puis par les pieds de la table rectangulaire, la réunifient sans en bloquer la respiration.
Le peintre est un démiurge, il créée tous les éléments de la toile et les ordonne dans les limites du format. Sa pratique ne peut et ne doit pas être ramené à un travail photographique, c’est du moins le vœu des fondus de peinture.
DJLD 6.24 Le peintre et le photographe au 27 11 17