L’interview de Dominique Sennelier

Magasin Sennelier du 3, quai Voltaire Paris

Magasin sennelier du 3, quai Voltaire Paris
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Photo ©Sennelier

Le triomphe des écrans, annoncé dès l‘apparition des ordinateurs personnels, advient au début des années 2010 avec la multiplication des Smartphones et des tablettes. En matière d’arts plastiques, la peinture et le dessin sur tablette semblent maintenant relever de la réalité. Le moment où les crayons, les brosses, le papier, la toile risquent d’être sérieusement menacés par le stylet et l’écran n’est peut-être plus très éloigné ? On distinguera alors peut-être le matériel Beaux-arts « traditionnel » du matériel Beaux-arts numérique.
Dans cette configuration, M. Dominique Sennelier, qui a dirigé les établissements du même nom, un patronyme bien connu des artistes peintres, a bien voulu répondre à ce questionnaire qui le concerne, c’est vrai, au premier chef.

Pastels gras Photo ©Sennelier

Photo ©Sennelier

J.L. Turpin : en préambule et puisque vous êtes un acteur du domaine pictural, à priori quelqu’un qui aime la peinture, je vous demanderais quels sont vos peintres favoris ?

Dominique Sennelier : j’ai une grande admiration pour Uccello, pour lui et pour Masaccio. Toujours au quattrocento, j’aime aussi beaucoup Fra Angelico et Piero della Francesca. L’œuvre de Manet me vient immanquablement à l’esprit, celle de Monet et de Cézanne aussi. Je n’oublie pas de Staël et Giacometti. À mes yeux Rothko est lui aussi un peintre très important. Comment dire ? Je pourrais citer tellement d’autres grands peintres : à commencer par Rembrandt, Vermeer…

J.L. Turpin : par rapport au phénomène évoqué dans les propos liminaires de ce petit questionnaire, avez-vous constaté ces dernières années une évolution du nombre de vos client ou un changement de ces mêmes clients, une évolution de la moyenne d’âge par exemple ?

Dominique Sennelier : je n’ai pas remarqué de changement manifeste. Il y a toujours un public important pour les matériaux et les outils « traditionnels ». Et parmi les clients il y a toujours beaucoup de jeunes… À priori, il y a toujours une grande curiosité pour les évolutions et les « variations » des matériaux « traditionnels ».

J.L. Turpin : à votre avis, les écrans et les ˝applis˝ vont-ils se substituer aux matériaux et aux techniques du dessin et de la peinture ? Ou du moins en réduire l’utilisation à la portion congrue ?

Dominique Sennelier : le numérique offre de nouvelles possibilités. Cependant, les gens peuvent utiliser l’un et l’autre. Les jeunes mixent ou combinent parfois ces deux modes d’expression. Dans tous les cas ce sont pour moi deux domaines qui demeurent différents, distincts, mais qui peuvent cohabiter et se compléter.

Magasin Sennelier ©Sennelier

Photo ©Sennelier

J.L. Turpin : ainsi vous pensez qu’il existera toujours des gens pour préférer les brosses, la palette et la toile aux tablettes ?

Dominique Sennelier : oui, la demande pour nos produits ne faiblit pas. Nous proposons une large gamme de matériaux et d’outils spécifiques, rares parfois. Je pense à certains papiers du Japon ou de la Corée et à des papiers traditionnels fait main, aux brosses Raphaël ou Isabey montées à la main, aux pastels secs ou à l’huile, aux colorants d’origine végétale… Nous travaillons dans un registre très différent de la production de masse et une approche purement technologique ne peut remplacer le savoir faire et l’inscription dans une longue tradition comme la nôtre.
Bien sûr la chimie des couleurs implique des apports d’ordre technologiques. Cependant, notre fabrication se distingue par la collaboration d’artistes — parfois exceptionnels comme Cézanne ou Picasso — à l’élaboration de certains matériaux.
Nous sommes bien sûr sensibles aux problèmes d’ordre écologique. À cet égard, quand nos produits ne sont pas entièrement naturels, les produits toxiques sont écartés : tous nos pigments sont soit des terres ou des ocres, soit des pigments de synthèse.
Les États-Unis, plus que la France, sont demandeurs à la fois d’une fabrication artisanale de qualité et de cette dimension écologique. C’est un peu sous leur impulsion, que nous sommes de plus en plus attentifs à proposer des produits sans danger pour les peintres et au respect de l’environnement.

J.L. Turpin : selon vous, quelles raisons très concrètes pourraient expliquer cet attachement indéfectible aux techniques « traditionnelles ». En d’autres termes, quelles seraient les attributs irremplaçables liés à ces techniques ?

Dominique Sennelier : l’aspect tactile sans aucun doute, il y a un rapport sensuel à la matière : la pâte, l’épaisseur et la brillance de l’huile. Sans oublier les senteurs de l’huile. Il faut évoquer le rapport au support et notamment le grain de la toile et la texture du papier pour le dessinateur. Il y a encore l’onctuosité, le velouté ou, au contraire, le frottement, le crissement, de l’outil sur le support… Je pense qu’on ne pourra jamais renoncer à ce genre de sensations et à ce rapport intime avec la matière qui me paraît un facteur très important.

Peinture à l'huile Photo ©Sennelier

Photo ©Sennelier

J.L. Turpin : depuis toujours le peintre, y compris le peintre non figuratif, se nourrit et fait son miel dans les replis sans fin du monde sensible. Sa production entière est liée ou plutôt appartient au même espace, que le monde qui l’entoure. Selon vous, la tablette et d’une manière plus large le numérique entretiennent-ils un rapport quelconque avec la nature ?

Dominique Sennelier : l’artiste numérique est assis et ne bouge pas, il ne tourne pas autour de son travail et ne le déplace pas pour l’observer de loin ou encore sous un autre angle, dans une autre lumière. Il travaille sur un, peut-être deux écrans, c’est-à-dire que la notion de format ne peut avoir l’importance ou plutôt la réalité qu’il a pour le dessinateur qui va choisir de travailler sur un petit carnet de dessin, puis sur un format raisin ou un grand aigle. A l’opposé sur une tablette, on est dans un monde virtuel ou plutôt on change de monde. Par son aspect plat, l’écran ne traduit pas la matière et ses couleurs traduisent mal celles du monde visible. Les couleurs vidéo s’obtiennent par l’addition du rouge, du vert et du bleu.
Par contre, et contrairement à ce que vous avez dit à l’instant,  la personne qui utilise un écran peut malgré tout s’inspirer de la nature et pourquoi pas partir d’une photo qu’il retravaillera. Certains peintres, comme David Hockney, l’ont d’ailleurs fait.

J.L. Turpin : pensez-vous que la précieuse, l’indispensable, singularité de l’artiste peut s’exprimer avec ou malgré les facilités du numérique ? Le numérique permet en effet de s’affranchir d’un grand nombre de difficultés (grâce aux copiés-collés, aux filtres et autres annulations).

Dominique Sennelier : vous voulez dire qu’on peut tricher ? Peut-être, mais on va sans doute inventer quelque chose d’autre et la créativité peut être toujours là. Encore une fois, on a affaire à deux modes d’expression différents.

J.L. Turpin : allez-vous, un jour prochain, peut-être par simple pragmatisme, mettre en vente des tablettes graphiques dans vos établissements ?

Dominique Sennelier : je pense que les magasins Sennelier doivent rester sur le terrain qui est le leur. Nous pouvons avancer et améliorer nos produits. Nous l’avons toujours fait et je donnerai en exemple la nette amélioration que nous avons apportée, il y a quelques années — une fois encore avec la complicité des peintres — à l’Aquarelle extra-fine Sennelier. D’autre part, nous allons continuer à chercher et à proposer des produits de qualité et parfois rares. Enfin, nous inventons et proposons de nouveaux matériaux comme les Sticks à l’huile ou les pastels gras géants. Vous le constatez, nous ne manquons pas de projets et nous n’envisageons pas pour l’instant de commercialiser des produits numériques.

Magasin Sennelier Photo ©Sennelier

Photo ©Sennelier

J.L. Turpin : enfin, j’aimerais que nous parlions un peu de votre rôle dans la maison Sennelier et des aspirations que vous nourrissez pour celle-ci.

Dominique Sennelier : je suis le petit fils des fondateurs, la troisième génération des Sennelier, ma fille, Sophie, est depuis une dizaine d’années gérante des magasins Sennelier et représente la quatrième génération. Pour information la marque Sennelier a été reprise en 1994 par le groupe Sauer-Raphaël basé à Saint Brieux. Pour ma part, après avoir été formé à la chimie des couleurs, je débute mon activité dans les années soixante avec mon père, Henri, dans la société Sennelier. J’y travaille cinq ans, notamment à la production et à la formulation des couleurs et des vernis, avant d’être nommé gérant. A ce poste, je me suis employé à développer de l’activité générale : la revente, l’exportation et les deux magasins parisiens. J’ai bien sûr travaillé à enrichir la gamme et à améliorer les produits. Aujourd’hui, les magasins parisiens Sennelier sont au nombre de trois et les produits Sennelier sont distribués dans 56 pays.
Sur un plan plus général, je suis attaché à deux choses : d’une part à la collaboration avec les peintres et d’autre part à maintenir et développer un niveau de qualité qui a fait la réputation et l’originalité de la marque Sennelier.

Entretien avec Dominique Sennelier réalisé en avril 2021 pour sur-la-peinture.com
(le cas échéant citez vos sources)

Comme les filigranes l’indiquent les photos intégrées dans l’article sont la propriété exclusive de la marque Sennelier.

En savoir un peu plus sur les magasins et sur la marque Sennelier ?

https://www.sennelier.fr/

https://www.magasinsennelier.art/fr/

https://couleursduquai.com/

Une réflexion au sujet de « L’interview de Dominique Sennelier »

  1. Marion Bremaud

    Merci pour ce nouvel article qui compare l’univers du magasin Sennelier et celui de l’art numérique.

    Quand on évoque la peinture numérique, on désigne souvent des images très élaborées réalisées à l’aide de gros ordinateurs aux logiciels complexes et de grandes tablettes graphiques, mais des outils numériques plus conviviaux existent depuis un certain temps, et permettent à l’artiste de donner libre cours à sa créativité.

    Dominique Sennelier évoque à ce propos à juste titre David Hockney, un des pionniers de l’art numérique.

    David Hockney, artiste peintre décorateur polyvalent, a peint depuis des décennies non seulement à l’huile et à l’acrylique mais a aussi utilisé la photographie, le fax, les imprimantes, le iphone et finalement le Ipad pour son art aux facettes multiples.
    La question posée au célèbre fabricant de couleurs Dominique Sennelier, à savoir si un jour on pourrait trouver dans les rayons de ses magasins une tablette graphique, qui parait à première vue provocatrice, est en fait une interrogation sur la légitimité de l’outil numérique dans le processus de création d’un peintre «traditionnel»

    Le ipad est un excellent moyen alternatif pour faire des croquis sur le motif. C’est un matériel peu encombrant et facilement transportable. Je l’utilise avec plaisir comme carnet de croquis avec Brushes ou Artrage, des outils simples à utiliser et très intuitifs.
    Il permet, sans préparatifs, de dessiner ou peindre sur le motif. J’aime cette liberté et surtout la possibilité de facilement changer les couleurs en cours d’exécution et de pouvoir revenir en arrière en effaçant sans laisser de traces.

    Le numérique en revanche ne pourrait jamais remplacer le rapport intime avec la matière
    souligne à juste titre Dominique Sennelier.
    Plus important encore à mon avis : une oeuvre (dessin ou peinture) «traditionnelle» possède une aura unique et vit de sa propre existence magique.

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