Marie Sallantin met la pression*

* Titré par l’éditeur

 

Marie Sallantin

Comme je le vois et comme je l’ai souvent noté tous se disent « affiliés à… ». Même Koons continue Titien ! Aussi faut-il aller plus loin que la déclaration d’intention. Comment le faire ? En pratiquant l’exercice de la confrontation, c’est à dire, en regardant et analysant ce qui est en jeu dans des œuvres mises l’une à côté de l’autre. Ici l’angle de comparaison et d’analyse retenu est celui de la modulation.
Est-ce si difficile de se confronter à des peintures célèbres en tissant quelques liens avec elles ? Ce qui nous en rapproche, ce qui nous en sépare.
Je me jette à l’eau en choisissant Le cheval blanc de Gauguin, et je mets en dessous deux tableaux récents de baigneuses.

A première vue il n’y a guère de rapports entre ce Gauguin et mes deux baigneuses. Ce n’était pas difficile de choisir des tableaux voisins de couleurs, mais je suis sensible à ses nus dans des paysages intensément rêvés. Je regarde comment il fait, lui, quelles sont ses décisions pour mettre ensemble la nature, l’animal et les femmes en harmonie dans l’univers. Les peintures de Gauguin sont dans un univers parallèle au mien, davantage que les baigneuses de Cézanne. Un ailleurs où des liens s’établissent entre les figures, animaux, femmes dans une « Nature –Jardin » hantée de divinités primitives, comme hors du temps.
Sans partir dans une île lointaine, j’ai trouvé dans l’Yonne un jardin imaginaire où je campe une recherche. Je découvre une certaine opiniâtreté dans la quête d’un tel sujet, car c’est vraiment difficile, au moment où cette harmonie est menacée puisqu’elle met en jeu la survie même de notre espèce. Je ne veux pas lâcher. Mais pas de bla-bla… « Et si on parlait vraiment de peinture » comme dit DJLD.

Gauguin Paul, Le cheval blanc, 1898, huile sur toile, 140 x 91,5 cm, musée d'Orsay, Paris

Gauguin Paul, Le cheval blanc, 1898, huile sur toile, 140 x 91,5 cm, musée d’Orsay, Paris

Voyons comment le tableau de Gauguin peut être une référence si je place en dessous mes peintures 1 et 2… Et si cela peut nous aider à voir ce qui se joue en peinture encore aujourd’hui !

1. Marie Sallantin, Deux baigneuses dans l'étang, 2020, tempera sur toile, 50 x 61cm

1. Marie Sallantin, Deux baigneuses dans l’étang, 2020, tempera sur toile, 50 x 61cm

2. Marie Sallantin, Deux baigneuses dans l'étang, 2020, tempera sur toile, 50 x 61cm

2. Marie Sallantin, Deux baigneuses dans l’étang, 2020, tempera sur toile, 50 x 61cm

Dans les baigneuses 1 et 2, j’ai privilégié le côté musical avec des passages ténus des couleurs (bleus, terres et jaunes). Regardez, l’ensemble n’est pas riche pour ce qui est de la diversité des couleurs car la gamme est beaucoup moins étendue que dans le tableau de Gauguin. L’ensemble ne saute pas aux yeux comme chez Gauguin avec ses orangés et verts, ses aplats où il est fait un usage très franc des complémentaires. Cela sonne comme un clairon chez lui ! Pas chez moi ! C’est un registre plus discret avec seulement deux couleurs primaires jaune et bleu et pas d’aplats. Et pourtant ce sont ces deux couleurs qui donnent l’accord musical des tableaux 1 et 2 et c’est cela qui m’affilie à la peinture de Gauguin, car les accords colorés construisent de bout en bout la peinture, même s’il s’y prend différemment. La couleur est première (et non la valeur qui est seconde) pour la modulation.
Maintenant regardons l’intensité. C’est vite vu de mon côté les rapports sont « ténus », mes couleurs sont assourdies en comparaison de celles de Gauguin.

Enfin pour ce qui est des contrastes de valeurs (mettons en noir et blanc la photo), ils sont dans la foulée atténués (sauf le rose pâle qui joue un grand rôle constructeur dans la peinture 1  – chez la femme assise au premier plan) en raison de cet impératif de cohérence. On voit que cette logique de cohérence est utilisée pour monter en gamme chez Gauguin et au contraire la contenir chez mes baigneuses. C’est peut être ce qui énervait Cézanne…. Ce n’était pas son choix de travailler ainsi, une cohérence qui lui échappait, peut-être…
Autre remarque en passant, la modulation aide à créer le contraste lointain/proche sans contrarier la surface plane. Révolution moderne. Pour autant Gauguin joue encore (comme les anciens) avec l’échelle des figures, petites dans le lointain, grandes devant. C’est aussi mon choix, mais mes figures sont de dimensions – d’échelle – plus rapprochées que dans le tableau de Gauguin (contrastes là encore plus ténus). Tout est plus contrasté chez les lui, monté en gamme, on a vu !).
Enfin notons qu’il y a surtout de commun avec lui d’indiquer la direction des mouvements pour chaque figure (femmes et chevaux chez Gauguin, femmes et oiseaux pour mes baigneuses dans d’autres peintures). Ces mouvements séparent le lointain du proche sans système à point de fuite unique. Les anciens (encore !) la pratiquaient évidemment avec des solutions et trouvailles d’une grande diversité et richesse. Mais là on est chez les modernes. J’ai choisi Gauguin aussi pour cette raison, le choix d’une peinture très affirmée dans ses figures et affiliée aux modernes (sans oubli des anciens) dans le traitement de l’espace , même si, la mienne souvent gestuelle dans la manière et moins précise dans le traitement des figures, est influencée par Monet et les abstraits lyriques. La différence étant que mettre des figures ensemble dans des paysages porteurs de sens touchent autrement notre sensibilité. Si on enlève tout cela, si la peinture est ramenée à une surface avec des couleurs dans un certain sens assemblées, bref s’il n’y a pas de sujet, que deviennent ces peintures ?

En manière d’épilogue
A ma dernière expo, un critique parisien m’a dit que ma peinture était « édénique ».
Passé le moment de perplexité, je pense qu’il a touché justement ce qui me fait retenir le tableau de Gauguin comme territoire ou monde commun, alors que ma manière est bien différente de la sienne.
Je crois que ma pratique de la peinture est ainsi depuis que j’ai empoigné des sujets tels que la licorne et Vénus, la naissance, les univers, etc. Jean-Luc Chalumeau a raison d’écrire, dans son billet de Verso, que je ne suis pas un peintre sur le motif. Je reste abstraite en composant avec des motifs figuratifs, ce qui n’a rien de neuf. Quant à dire le pourquoi, ce qui compte c’est le comment de la peinture pour qu’une magie opère. Ce qui est inlassablement visé.
 
Marie Sallantin, peintre

2 réflexions au sujet de « Marie Sallantin met la pression* »

  1. Marion Bremaud

    Merci à Marie Sallentin pour ce bel exercise de confrontation !

    Sans faire référence aux classifications en termes de techniques ou de thèmes , Marie
    nous parle en effet de peinture !

    En mettant en parallèle ses «Baigneuses »  et le « Cheval Blanc » de Gauguin, elle nous démontre comment aller au delà des déclarations simplistes qu’utilisent de nombreux peintres souvent à tort et à travers pour désigner leurs « affiliation ».

    C’est un exercise qui demande beaucoup de reflexion et surtout une bonne connaissance du métier de peintre et Marie le fait dans un langage clair et de manière instructive.

  2. Arage de bleucoblat

    Après avoir lu le texte de Marie Sallantin plusieurs fois — à la quatrième lecture pour tout dire, non seulement je ne m’en lasse pas, mais j’y apprends quelque chose de plus à chaque fois. Il s’agit d’une réflexion instructive… Je confirme. Elle nous apprend qu’on peut mettre des mots sur la peinture, que, dans une certaine mesure, on peut l’expliquer. A ce jeu le peintre à bien sûr quelque chance, ce qui n’est pas vrai pour l’historien ou le théoricien. Et, en vérité, il faut encore que le ou la peintre soit aguerri et ait l’esprit délié, ce qui est le cas de Marie Sallantin.

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