L’interview de Jan Wroblewski

Jan Wroblewski, Racines, 2007, huile sur toile, 146 x 114cm

Jan Wroblewski, Racines, 2007, huile sur toile, 146 x 114cm

Pendant longtemps, la période prise en compte pour ma petite étude sur la peinture était comprise entre le treizième siècle et les années 1970. À priori l’intervalle était suffisant pour que l’esprit de la peinture se manifeste. De plus, en arrêtant le temps aux années 1970, j’échappais à la relégation du troisième art entamée à ce moment là. Enfin, je respectais une période d’incubation de cinquante ans, un recul à priori nécessaire.
Malgré toutes ces excellentes raisons j’ai dû progressivement me rendre à l’évidence il était impossible de ne pas évoquer la peinture d’aujourd’hui. Faute de quoi et quoi que je fasse je ne traitais que d’une époque révolue.
Quand je me suis décidé à prendre en compte la période actuelle, j’ai pensé que le plus simple était de présenter un certain nombre de peintres d’aujourd’hui. Je ne devais pas tenter bien sûr de les associer et moins encore de les enfermer dans un mouvement ou une théorie artistique. Un critère, sinon unique du moins essentiel, devait me guider dans mon choix : la dimension plastique. En fait je suis persuadé qu’une quête de la peinture dans sa plénitude et, sans pousser le bouchon si loin que ça, dans sa magnificence, caractérise le travail des grands peintres.
Le plus souvent je connaissais depuis longtemps le travail des peintres chez qui j’ai cru déceler cette exigence et à qui je comptais demander une interview.
Ça ne c’est pas passé exactement comme ça pour Jan Wroblewski. Je ne connaissais de lui qu’une reproduction de la toile qui ouvre son interview. Cependant cette toile intitulé Raçines me fascinait depuis bientôt dix ans. C’est sur la base de cet engouement, sans doute imprescriptible, que j’ai sollicité l’interview qui suit. J‘ai finalement vu les œuvres de Jan Wroblewski dans leur réalité, notamment celles qui sont reproduites dans le cadre de cette interview et j’ajouterai que la photographie (cela n’a rien d’exceptionnel) ne sert pas forcément les toiles reproduites dans le cadre de cette interview.

J.L. Turpin : Quelle est ta formation ? As-tu, par exemple, fréquenté une école d’art ? Dans l’affirmative, quelle école et qu’y as tu appris ?

Jan Wroblewski : j’ai tout d’abord découvert le dessin et la peinture seul, très tôt. À cette époque là, j’étais particulièrement fasciné par le dessin. Ensuite, j’ai fréquenté durant cinq ans le lycée des Beaux-arts de Zamosc, ma ville natale en Pologne. Enfin, j’ai étudié à l’école supérieure des beaux-arts de Cracovie, où j’ai fais de la gravure et bien sûr beaucoup de dessin, encore une fois durant cinq ans.

J.L. Turpin : Durant cette longue période d’apprentissage, est-ce que quelqu’un a eu une importance particulière, décisive, dans ton cheminement vers la peinture.

Jan Wroblewski : non, mon cheminement artistique est quelque chose de presque automatique qui a démarré dès ma petite enfance. Je ne savais pas encore écrire, mais je dessinais. C’est ainsi qu’à quatre-cinq ans je dessinais sur les journaux de mon père jusqu’à les rendre illisibles. C’était quelque chose de très spontané, quelque chose de plus fort que moi.

Jan Wroblewski, Attente, 2004, huile sur toile, 146 x 114 cm

Jan Wroblewski, Attente, 2004, huile sur toile, 146 x 114 cm

J.L. Turpin : quels sont les peintres qui t’on influencé, à quel moment et dans quelle mesure ?

Jan Wroblewski : durant mes études secondaires — au lycée des beaux-arts, mes premiers amours sur le plan artistique c’était Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphael… Tous ces artistes de la renaissance italienne, que j’ai j’admiré et copié. J’ai passé des heures dans les bibliothèques pour suivre leur incroyable maîtrise du dessin, j’étais totalement rempli par leur vision du dessin.
Puis, lors d’un voyage à Varsovie au début des années 1970,  la découverte des expressionnistes abstraits, et tout particulièrement de William de Kooning, a été pour moi un véritable choc esthétique.
Il y a eu une évolution dans les années 80, quand j’ai découvert Vladimir Veličković. Dans le cadre de mes études supérieures, mon prof de dessin m’apportait ses catalogues des états unis, de suède, etc. J’étais attiré par ce dessin très expressif, par ces corps en mouvement, par toute cette tension. Je partageais — avec cet artiste qui ne me connaissait pas — une vision assez dramatique, pessimiste… Il ne m’a pas vraiment influencé, il m’a accompagné, conforté dans mes choix de l’époque.
Bien sûr tout ça c’est transformé encore. Depuis 30 ans maintenant, je suis plutôt dans la voie abstraite. Parmi les peintres qui m’ont le plus marqué depuis le début de mon parcours, il y a Rembrandt. Je peux contempler son œuvre sans cesse, rester devant une de ses toiles plusieurs minutes, plusieurs heures parfois. Il y a aussi Bacon, un peintre contemporain, influencé justement par Rembrandt, mais aussi par le Greco et d’une manière plus  générale par l’école espagnole.
Je mentionnerai encore mon premier voyage à Paris en 1988 et mon installation définitive toujours dans cette même ville en 1989. C’était vraiment une joie extraordinaire de découvrir de Staël et toute l’école de Paris des années cinquante.
Malgré tout, j’ai toujours été un peu méfiant. Je ne voulais pas suivre ou copier quelque chose et j’essayais vraiment de préserver mon autonomie et mon indépendance.

J.L. Turpin : quelles sont tes sources d’inspiration ? Je pense aux éléments du monde visible ou d’un monde imaginaire, rêvé, intérieur, qui nourrissent ton travail.

Jan Wroblewski : je crois que c’est une question très complexe, je ne peux pas donner vraiment de réponse précise, je pense qu’il y a plusieurs facteurs.
D’un côté, il y a tout ce qui nous entoure. J’ai la chance de voyager assez souvent, notamment en Espagne, en Pologne, en Italie… Je ne copie pas la nature, mais je pense qu’elle m’influence quand même. Il y a par exemple les couleurs de l’Espagne du sud, les roches rouges, parfois, vertes, de ce vert dû à l’oxydation de certains minéraux. Le facteur visuel peut jouer un rôle important, en tout cas le changement de climat, de lumière, compte.
Ensuite, il y a les rencontres, les gens tout simplement, les discussions avec les gens, qui peuvent aussi influencer quelque part — inconsciemment — la création. C’est difficile de décrire précisément ce phénomène, mais je pense que c’est aussi une source d’inspiration.
Le troisième facteur est la vie intérieure, tout simplement. C’est-à-dire le monde qui est vraiment en nous, qui n’est pas toujours visible, mais que l’on ressent.
Même quand on se trouve devant les paysages les plus magnifiques, on cherche une plénitude au-delà même de cette beauté extérieure. Je pense que cette recherche, particulièrement dans la peinture abstraite, c’est trouver l’ordre ou l’univers que l’on ne voit pas, c’est une quête de l’invisible, que l’on essaye de transmettre par la couleur, la forme, la lumière. Tout ce qu’on voit, tout ce qui nous entoure, même si on trouve vraiment le monde dans l’harmonie totale, même s’il s’agit du paysage le plus sublime, évoque quelque chose en nous d’encore plus beau et plus infini. On cherche quelque chose qui dépasse la beauté visible, extérieure. C’est une vie intérieure singulière, un genre de filtre très personnel, qui va transformer le monde que l’on regarde.
Voilà ce que je cherche en espérant ou en désespérant parfois. En fait, c’est la recherche éternelle, je cherche quelque chose qui excède ma vision, qui m’élève. Cette recherche est certainement, et de façon plus ou moins consciente, gravée en chacun de nous.

Jan Wroblewski, Accomplissement, 2008, huile sur toile, 33 x 24 cm

Jan Wroblewski, Accomplissement, 2008, huile sur toile, 33 x 24 cm

J.L. Turpin : peux- tu évoquer le processus créatif ? Pour le dire autrement, quelle est ta démarche ou ton fonctionnement dans l’atelier et, le cas échéant, hors de l’atelier ?

Jan Wroblewski : premièrement, je ne travaille pas d’après photos ou croquis préparatoires.  Je plonge un peu dans mon rêve intérieur, j’essaye de visualiser quelque chose qui demeure en moi, même si je n’ai pas vraiment une vision très claire de ce que j’ai envie de faire. Mon travail commence souvent par une analyse de la surface complètement blanche : je suis devant la toile vierge et j’essaye, virtuellement, de trouver des rapports de force, de composition tout simplement, qui doivent prendre telle ou telle forme.
Ensuite, quand je tiens quelque chose, je passe vraiment à l’acte. C’est-à-dire que je commence à créer le rapport de force, la composition, avec une couleur très foncée, souvent un noir mélangé avec un outremer et de la terre d’ombre brulée. Dans un deuxième temps, après c’est la couleur, à proprement parler, qui commence à remplir et à préciser ces formes plutôt graphiques.
Le tableau se construit un peu comme ça. La couleur commence à s’organiser dans un certain sens et une certaine tonalité, la toile par exemple est plutôt bleue. Même si je cherche davantage la profondeur que l’esthétique, ma démarche est plutôt visuelle. Il y a encore la lumière et l’opposition des clairs et des ombres qui commence à envahir le tableau et une certaine harmonie qui commence à se dessiner.
Après, pour terminer le tableau, c’est super dur. C’est comme un discours, quand on a dit l’essentiel et qu’on ne sait pas qu’est ce qu’il faut ajouter pour conclure. Là, ça devient vraiment risqué, on peut carrément rétrograder. Je laisse souvent le tableau reposer, parfois trois ou quatre jours, et après la décision — qu’est-ce qu’il faut changer ou ajouter — sera peut être plus facile à prendre.

J.L. Turpin : à ton avis, existe-t-il des critères qui permettent d’évaluer la valeur artistique d’un tableau ?

Jan Wroblewski : là encore c’est une vaste question. Il est pourtant possible que la valeur artistique des tableaux puisse être déterminée par quelque chose de commun. Quelque soit l’époque ou le style, on est parfois fasciné par un tableau, c’est le coup de foudre,  quelque chose bouge dans notre âme.
Pour prendre deux exemples complètement différents, je suis tellement ému par la peinture de Rembrandt ou par la peinture de Bonnard. Il y a trois siècles de distance entre l’un et l’autre, un fossé entre leurs univers, leurs motivations et leurs démarches, pourtant l’un et l’autre me fascinent.
Ce n’est pas uniquement la technique ou l’esthétique, chaque œuvre, qui apporte une certaine force, contient un élément qui est au-delà de l’élément visuel. Il faut que des tableaux contiennent quelque chose de spirituel, qu’ils portent des émotions.
Il y a cette tendance d’admirer le tableau qui est bien fait, mais la vérité et finalement la valeur d’un tableau vont bien au-delà de la maîtrise technique. Quand on regarde la peinture hollandaise, Vermeer au Louvre en ce moment, ou la période dite moderne, Matisse et Picasso, ce sont toujours les émotions qui comptent, c’est ça qui touche les gens.

Jan Wroblewski, Pressentiment, 2006, huile sur toile, 114 x 195 cm

Jan Wroblewski, Pressentiment, 2006, huile sur toile, 114 x 195 cm

J.L. Turpin : depuis des décennies, le critique d’art contemporain, que l’on ne confondra pas avec le critique d’art, considère que la peinture est une forme d’art dépassé. Ce qui revient pratiquement à dire que le peintre a perdu toute légitimité. On laissera au critique d’art contemporain la responsabilité de cette théorie, mais, en tant que professionnel, quel est  ton avis sur l’état du monde de la peinture, du monde actuel de la peinture.

Jan Wroblewski : il faut distinguer l’état de la peinture dans le monde officiel de l’art et l’état de la peinture dans les ateliers.
Dans le monde de l’art officiel, le développement de la photo, des installations, des performances, de la vidéo… réduisent l’impact de la peinture. Il faut préciser que je n’ai absolument rien contre ces disciplines. D’ailleurs, de manière à nuancer un peu la réponse qui vient, je dirai que j’adore la vidéo de Bill Viola. Il y a quelques années maintenant, il y avait une expo Bill Viola au Grand Palais. C’est un vidéaste très influence par le quattrocento, qui fait des tableaux vivants, des tableaux en mouvement… Je trouve que c’est un exemple extraordinaire de l’art vidéo. Bien sûr, j’ai d’autres exemples de ce type en tête.
En fait, je suis uniquement contre le déséquilibre dans la promotion de l’art contemporain. En tant que peintre, c’est le contact direct avec la forme, avec la couleur, avec la lumière, qui m’intéresse. Il me semble que l’art conceptuel, ou sa promotion, amène la confusion. On a mélangé les genres, on est plus dans l’art visuel, mais dans l’art intellectuel, si on peut employer cette expression.
Mais, ce qui me gêne réellement c’est la disparition de la peinture à tous les niveaux de l’art contemporain en France. Les disciplines postmodernes, que j’ai mentionnées au début, prennent la meilleure part de l’espace public et toutes les subventions publiques. Cette politique est un véritable handicap pour les arts dits « classiques » comme le dessin, la sculpture, la gravure et justement la peinture.

En ce qui concerne la peinture elle-même, attention ! Il y a beaucoup de peintres extrêmement puissants, originaux. Ce n’est pas la fin de la peinture. Il y a des gens qui l’exercent et qui proposent vraiment des choses extraordinaires, parfois très novatrices.
C’est vrai que depuis 2008 et, plus encore, depuis 2012, il y a eu une chute des ventes. Je ne parle pas uniquement de mon expérience, je parle des copains peintres et des galeristes que je connais à Paris ou ailleurs.
Mais, ce n’est pas la fin de la peinture. Cette discipline est un défi permanent. Il y a des périodes, des cycles — comme le classicisme de David puis le romantisme de Delacroix ou l’abstrait puis le figuratif…  Je suis persuadé que la peinture va revenir dans un nouveau cycle et avec beaucoup plus de force.

 

Plus de travaux et d’infos sur Jan Wroblewski:
http://jan.wroblewski.free.fr/

Interview réalisé en mai 2017

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