L’humanité à son maximum d’intensité

Van Gogh Vincent, La chambre de Van Gogh a Arles, huile sur toile, 1889, 74 x 57 cm, Musée d'Orsay, Paris

Van Gogh Vincent, La chambre de Van Gogh a Arles, huile sur toile, 1889, 74 x 57 cm, Musée d’Orsay, Paris

Après avoir écouté battre le cœur Picasso, puis constaté ce qu’il advient quand l’émotion est absente du tableau, approchons au plus près du foyer. Dans cette idée, j’ai choisi Van Gogh, Giotto et Bissière, trois peintres qui portent au plus haut les valeurs liées à la notion d’humanité.

Van Gogh a toujours été tenaillé par l’amour et la fraternité, chacune de ses lettres destinées à son frère Théo en atteste. En voici une, datée de juillet 1876 :

« (…) l’idée m’est venue qu’il n’y a pas d’autres métiers possibles pour moi que celui d’instituteur ou de pasteur — et ceux qui tiennent le milieu entre les deux : évangéliste, London missionary, etc. Je crois que faire le London missionary est un métier assez curieux, il faut fréquenter les ouvriers et les pauvres pour diffuser la bible parmi eux, bavarder avec eux dès qu’on a un peu d’expérience, dépister les étrangers en quête de travail et les gens en butte à des difficultés, essayer de leur venir en aide (…) »
Vincent van Gogh, Lettres à Théo, Gallimard, collection L’imaginaire,  p. 49

La compassion et l’empathie, qu’il exprime sans relâche, dépassent ou englobent le sentiment religieux. Quelques années après, totalement engagé dans le métier de peintre, voici ce qu’il écrivait :

« Il m’est souvent arrivé d’errer dans les rues, tout seul, l’âme en peine, malade, en proie à la misère et sans argent ; je suivais du regard et j’enviais les hommes qui pouvaient se permettent le luxe de suivre ces femmes, et j’avais l’impression que ces pauvresses étaient mes sœurs par leur situation sociale leur expérience de la vie. Adolescent, j’ai parfois levé les yeux, avec une sympathie infinie, avec respect, vers un visage de femme à moitié fané où on pouvait lire, si j’ose dire : la vie m’a malmené ! »
Vincent van Gogh, Lettres à Théo, Gallimard, collection L’imaginaire,  p. 157

Pour exprimer sa sensibilité, Van Gogh n’a pas besoin de prétextes mirobolants. On ne trouve ni cathédrales, ni princesses, ni batailles, ni tempêtes, dans ses toiles :

« Ils ne comprendront jamais ce qu’est la peinture — ils sont incapables de saisir pourquoi la figure d’un bêcheur, les sillons d’un champ fraîchement labouré, un peu de sable et de ciel constituent pour moi des motifs intéressants, aussi difficiles à peindre qu’ils sont beaux, et qu’ils valent bien la peine de consacrer sa vie à en exprimer la poésie. »
Vincent van Gogh, Lettres à Théo, Gallimard, collection L’imaginaire,  p. 235

Comme Chardin, Soutine ou Morandi, Van Gogh va chercher son inspiration dans le quotidien. Les êtres, les objets et les décors qui l’entourent suffisent à l’exalter. Dans La chambre de Van Gogh, la grande surface bleue qui contraste et s’articule parfaitement avec les bruns et les ocres de la partie basse de la toile, la lumière intense de la fenêtre relevée par le vert profond qui l’encadre, et cette touche, si particulière, qui dessine et relie tous les éléments de la pièce, magnifient cet humble décor. Comme L’angélus de Millet ou un des coucher de soleil de Monet, la reproduction des tableaux de Van Gogh apporte un peu de chaleur et de beauté dans les plus modestes intérieurs.

Giotto di Bondone, Rencontre à la Porte Dorée, 1303-1306, fresque, 200 x 185 cm, chapelle Scrovegni (Chapelle de l'Arena) à Padoue

Giotto di Bondone, Rencontre à la Porte Dorée, 1303-1306, fresque, 200 x 185 cm, chapelle Scrovegni (Chapelle de l’Arena) à Padoue

Pour Van Gogh, pour Matisse et pour Giacometti, Giotto est un des sommets, si ce n’est le sommet, de l’art pictural. A qui se fier, si l’on n’entend pas des experts de ce gabarit ?

« Giotto m’a touché le plus, toujours souffrant et toujours plein de bonté et d’ardeur, comme s’il vivait déjà dans un autre monde que celui-ci. (…) Giotto est extraordinaire (…) »
Vincent van Gogh, Lettres à Théo, Gallimard, collection L’imaginaire,  p. 414

« Le même après-midi, en entrant dans la chapelle de l’Arène à Padoue, je reçu un violent coup de poing en pleine poitrine devant les Giotto. J’étais désorienté et perdu, j’éprouvais immédiatement une peine immense et un grand chagrin. Le coup de poing atteignait aussi le Tintoret. La force de Giotto s’imposait à moi irrésistiblement, j’étais écrasé par ces figures immuables, denses comme du basalte, avec leurs gestes précis et justes, lourds d’expression et souvent de tendresse infinie, comme la main de Marie touchant la joue du Christ mort. Il me semblait que jamais aucune main ne pourrait faire un geste autre dans une circonstance analogue. »
Alberto Giacometti, Écrits (Articles, notes, entretiens), Savoirs/sur l’art, Hermann, p. 125

Giotto di Bondone, L'adoration des Mages, 1320, Tempera sur bois, fond d'or, 45,1 x 43,8 cm, Metropolitan Museum of Art, New York

Giotto di Bondone, L’adoration des Mages, 1320, Tempera sur bois, fond d’or, 45,1 x 43,8 cm, Metropolitan Museum of Art, New York

Dans l’histoire de la peinture, le message transmit par L’adoration des Mages a été décliné à l’infini. Près de huit cent ans après, même les personnes ne connaissant pas le scénario sont subjuguées par ce tableau. Qu’est-ce qui fait le succès de l’interprétation de Giotto ?

Dans L’adoration des Mages peint par Giotto, la part d’humanité, que nous traquons depuis les premières lignes de cet article, rayonne, elle est à son maximum. Elle est dans ces grandes figures, ces personnages d’une indicible douceur, que rien ne sépare et qui confèrent au tableau son assise et son unité. Elle est dans cette « lumière d’or fin » dont rêvait Van Gogh.
Les propriétés de cette belle lumière ne sont pas à porter au seul crédit du fond d’or et de l’or des auréoles, que l’on trouve dans la plupart des œuvres de cette période. Elle naît de l’orchestration de l’or, des rouges, des bruns, du bleu et du noir, le noir qui est ici une couleur autant qu’une valeur foncée. Pour que la lumière se manifeste, il ne suffit pas d’un accord, d’une harmonie, il faut une tension, une dynamique. La lumière nait des contrastes de couleur et de luminosité. Le bleu, le noir et les bruns, avec l’or. Ce même bleu et le magenta font un contraste de température (rapport des tons froids et chauds) avec tous les autres plans colorés. Enfin le noir et les bruns font avec les tons clairs un contraste de valeur. Je reviens sur ces différentes notions dans Amener un parti et dans Le luministe et le coloriste. Cependant ce n’est pas une théorie des couleurs qui peut expliquer la magie de ce tableau et si nous sommes aveuglés c’est sans doute par le soleil intérieur de Giotto.

Bissière Roger, L'oiseau, peinture à l'oeuf sur papier contrecollé, 42 x 34 cm, Courtesy Galerie Jaeger-Bucher/Jeanne Bucher, Paris

Bissière Roger, L’oiseau, peinture à l’oeuf sur papier contrecollé, 42 x 34 cm, Courtesy Galerie Jaeger-Bucher/Jeanne Bucher, Paris

Pour boucler ce top trois des peintres pétris d’humanité, appelons maintenant Bissière. Il a tenu sur la peinture les propos les plus significatifs et fait la promotion d’un tableau qui vaut par ses qualités formelles — sa couleur, sa lumière, sa composition, et par sa charge sensible, c’est-à-dire par l’émotion qu’il porte et restitue.

Dans la reproduction intégrée plus haut et intitulée L’oiseau, on dirait que se loge un message. Au feeling et sans entreprendre une longue analyse, on peut penser que la liberté, l’amour, l’espoir et la fragilité, constituent l’essentiel du discours. Bissière, qui a toujours écarté l’affiche et — d’une manière générale — le support de communication du monde pictural, a-t-il voulu délivrer un message ? Je n’en suis pas sûr. En tout cas, le récit n’est pas explicite et le tableau peut donner lieu à différentes interprétations.

Bissière veut peindre avant tout, c’est sa principale mission, sa vocation. « La peinture pour la peinture » est un slogan convainquant, mais peut-on le valider dans son sens le plus littéral ? Si la peinture n’a que la peinture pour finalité et surtout pour moteur, cette quête ne risque telle pas de s’achever sur la toile sèche ou décorative ? Il faut quelque chose, une réalité autre que le trait, la couleur et la matière, un autre vecteur. Selon ses propres termes, une chaise aurait pu occuper Giacometti des années durant. Dans un esprit similaire, Monet expose, en 1891, quinze versions de Meules :

 « (…) le voilà qui s’arrête sur la route, un soir de fin d’été, et qui regarde le champ où se dressent les meules (…) C’est au bord de ce champ qu’il reste ce jour-là et qu’il revient le lendemain et le surlendemain, et tous les jours, jusqu’à l’automne, et pendant tout l’automne, et au commencement de l’hiver. Les meules n’auraient pas été enlevées, qu’il aurait pu continuer, faire le tour de l’année (…) »
Gustave Geffroy, préface du catalogue de l’exposition de 22 toiles de Claude Monet, dans les galeries Durand-Ruel, du 5 mai au 20 mai 1891

Monet Claude, Meules, fin de l'été, 1891, huile sur toile, 60 x 100 cm, musée d'Orsay, Paris

Monet Claude, Meules, fin de l’été, 1891, huile sur toile, 60 x 100 cm, musée d’Orsay, Paris

Comme Klee, Kandinsky ou Rouault, Bissière a la nécessité d’appâts plus intérieurs, plus spirituels. L’espoir, l’amour, la liberté et la fragilité, sont des états, des sentiments, susceptibles de motiver ce peintre qui avait le cœur pour emblème.
Je ne veux pas dire par là que Giacometti, Monet et tous ceux qui trouvent leur inspiration dans la réalité sont des être frustes, des artistes dépourvus de profondeur. Pour éviter tout malentendu, cette citation d’André Lhote tombe à pic :

« Quand Cézanne allait « sur le motif », il savait bien – encore qu’il ait « adopté » tel bouquet d’arbre – que ce motif serait tout spirituel : la vibration intérieure, au contact de l’objet prétexte. »
André Lhote, Les invariants plastiques, Hermann, Miroirs de l’art, 1967 (1948), p. 50

Quoi qu’il en soit, la brève analyse, que j’ai d’abord rendue, est plausible ; d’autant que cette toile a été peinte à l’issue de la seconde guerre mondiale. Alors, quelque soit le détail, l’exacte teneur du message, l’humanité est à ici son degré maximum. C’est le plus important. Le plus intéressant serait maintenant de trouver trace de cette valeur dans la peinture elle-même.

Sans que l’or soit utilisé, la lumière est voisine ou cousine de celle qui baigne et illumine L’adoration des mages de Giotto. La diffusion de cette « lumière d’or fin » n’est pas bloquée par le double cadre qui entoure le motif principal. Un cadre vert entouré par une zone où le jaune revient en écho, elle même cernée d’un trait bleu. L’oiseau sur son damier et le cadre évoqué viennent sur un fond gris bleu. Le tout est ramené au plan, dans Les deux dimensions du tableau, notamment par le jeu des contrastes de teinte et de luminosité.

En 1945, dans la période où il peint L’oiseau, Bissière utilise le symbole et — dans une certaine mesure — la figuration. Le cadre, dont nous venons de parler, n’est peut-être pas né durant le corps à corps pictural, il est possible que le maître l’ait imaginé avant même d’entamer la toile. Prémédité ou non, nous lui accorderons une valeur sémantique, une signification, car il semble consacrer le message porté par le tableau. L’oiseau est mis en scène, encadré, et — autour du cadre, une zone grise et froide semble menacer la paix et la liberté retrouvées.

La pertinence de cette interprétation reste bien sûr à établir. Cependant, une certitude demeure : si l’on élimine tout ce qui entoure le damier or et bleu — où évolue L’oiseau, ne reste alors qu’une surface décorative, un motif sans épaisseur. Des plans colorés, qui entourent le damier, dépendent la profondeur et la consistance de l’œuvre.

Autant que la couleur, la ligne apporte l’émotion à L’oiseau et à l’ensemble du tableau.
Pour mesurer la justesse et la sensibilité du trait de Bissière, il suffit de tenter le dessin d’un volatile ayant le pouvoir d’illustrer un sentiment complexe, quelque chose comme « la liberté retrouvée et toujours menacée ». Vous le pressentez, comme la colombe de Picasso, L’oiseau de Bissière n’est pas facile à attraper. D’autant qu’il fallait le tracer « dans l’ensemble », c’est-à-dire en tenant compte du format et de tous les autres éléments de la composition.
La main de Bissière a tracé L’oiseau sur la case d’un damier, une grille qui n’est jamais cloisonnée. Sur ce plan or et bleu, une petite surface blanche fait contraste, mettant ainsi l’accent sur l’oiseau tout en le décalant de l’exact centre du tableau. A moins de développer des trésors d’imagination, la deuxième tache blanche, en forme de losange, me paraît plus difficile à interpréter. Si on la masque, selon une procédure détaillée dans La peinture qui tient, elle manque à l’ensemble du tableau. En fait, ce petit losange blanc paraît induit, déterminé, par une logique purement picturale. Peut-être lui trouverez vous un sens, une utilité, mais ne perdons pas de vue que les lois de la peinture priment pour des artistes comme Braque, Rothko ou justement Bissière. C’est une des raisons qui peuvent expliquer la part de mystère que comporte toujours la bonne peinture. Admettons, l’espace d’un instant, que l’on puisse en détailler le mécanisme, que l’on puisse — en somme — retracer le chemin parcouru par Bissière. L’opération est-t-elle bien nécessaire ? Ne risque-t-on pas simplement de briser le sortilège qui nous lie à ce tableau ?

Oublions les exigences et les énigmes de l’ordre pictural et revenons à la question qui fait le fond de cet article : le sentiment fragile, d’espoir, d’amour et de liberté, se manifeste-t-il aussi dans la couleur et dans la touche ?

L’humanité portée par le message est dans le subtil et fragile agencement des éléments qui composent le tableau. Elle est aussi dans la « lumière d’or fin », dans ses échos. Elle est dans les passages du jaune à l’ocre rouge, du bleu franc au bleu gris, et dans les modulations de ce même bleu gris. Elle est aussi dans les variations du trait, jamais fermé, tour à tour ligne puis surface. Ce trait de Bissière ne résulte pas d’une volonté de style ou d’habileté, il est dirigé par un souci de cohérence et de vérité. Il n’y a pas d’interface entre son cœur et sa main, le maître se révèle tout entier dans l’exécution du tableau.

Une fois encore, après le Greco, après Rembrandt, après Picasso, après Van Gogh, après Giotto, l’épaisseur de l’œuvre est donnée par une sensibilité profonde et vraie. Comme il est écrit dans Picasso a-t-il un cœur ? et plus précisément dans le passage intitulé Les amis de Braque, l’humanité est dans la couleur, la matière et la trace, elle est dans la peinture, c’est — en quelque sorte — la peinture elle-même. Après l’avoir observé dans Barque sur la grève de Braque, on le constate à nouveau dans L’oiseau de Bissière.

 

DJLD, 7.b2 L’humanité à son maximum d’intensité, 12 17

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